POUR LE THE

Marcel Alalof

POUR LE THE

Au fur et à mesure que le temps passe, on se fait une raison. Ce qui ne devait jamais être oublié ne l'est pas certes, mais finit au bout, par revêtir son identité de passé.

« Les mimosas de la théière sont un vivant reflet de la camisole de l'oubli ! »

Cette phrase, au premier sens, n'en avait aucun, je le savais. Et pourtant, parce que je voulais ce jour là que tout ait un sens, ou parce que je voulais passer le temps, peut-être ces deux raisons n'en forment  t elles qu'une seule, je décidai de lui donner une signification telle qu'il suffirait que, de nouveau je la prononce, pour qu une succession d'images ordonnées, un film, passent dans mon esprit et provoquent en lui, non seulement une impression de déjà-ouï mais aussi, surtout, évoquent une période marquante de vie.

La pièce était vaste, de forme rectangulaire. Deux larges fenêtres trouaient l'un des murs tout de chaux blanchi et, par ses ouvertures, une lumière, jaune et vive, pénétrait pareille au rayon d'un projecteur pour venir éclairer la table de bois verni devant laquelle j'étais assis. Je n’osai y croire ! Line m'avait invité à prendre le thé chez elle.

Après qu'elle l’eût proposé, elle dut prendre mon silence pour un acquiescement : elle me prit par la main et m'entraîna. Nous montâmes les escaliers sans mot dire.

Line revenait de la cuisine. Elle portait un plateau d'argent qui supportait une théière de même métal.Elle s’approcha et, les yeux baissés, le déposa sur la table, à ma gauche. Il était 17h22.

« Excuse-moi, mon chéri, j'ai oublié de monter des biscuits ! »

D'un signe de tête, je lui fis comprendre que je n'y accordai pas beaucoup d’importance.

D’un meuble, lui aussi de bois, placé derrière elle, en face de moi, et dont elle ouvrit la porte, elle tira deux tasses, de porcelaine je crois et deux cuillères en argent. Elle les disposa et s’assit de telle façon que nos regards puissent se croiser.

« Je ne te sers pas tout de suite, mon chéri, il faut laisser au thé le temps d'infuser »,

dit-elle presque honteuse. Il était 17h25.

Je ne répondis pas mais levai la tête et rencontrai ses yeux. Elle sourit. Sans doute comme jamais personne ne me sourirait plus. Je regardais la théière.

« Je la tiens de ma grand-mère » dit-elle. Sur l'une de ses faces, je remarquai une ligne courbe finement gravée et, tout autour de celle-ci, des cercles pleins blessaient plus profondément le métal. L'artiste avait voulu nécessairement représenter une quelconque fleur. La question était dans mes yeux.

« C'est un mimosa, mon chéri ! »

J'en éprouvais une sorte de satisfaction, car j'aime ce qui est jaune.

Line saisit la théière et nous servit. Elle avait oublié le sucre et se précipita vers la cuisine. Il était 17h30.

Elle tint à tourner elle-même la cuillère dans ma tasse.

« S'il te plaît, mon chéri... », implora t-elle. Je souris.

Line buvait par petites gorgées et me contemplait. Je regardais ses cheveux et leurs reflets roux  me ramenèrent en arrière. Je me ressaisis bien vite et vidais ma tasse presque d'un trait. Il était 17h40.

« Veux-tu une autre tasse de thé, mon chéri, il est bon, c'est du Ceylan ! »

Je n’osai refuser, mais ne touchai ensuite à la tasse remplie. Elle n'en reprit pas mais me demanda une cigarette, que j'allumai avant de lui offrir. Ensuite, je me levai parce qu'il était 17h55 et qu'il fallait que je parte. Line ne chercha pas à me retenir, elle qui le faisait quelquefois lorsque nous nous voyions à l'extérieur. Peut-être commençait-elle à comprendre ?

Je l'embrassais et la quittais presque brutalement, sans un mot. Je sortis et, sans me retourner parce que je savais qu'elle regardait, je traversai le parc de l’asile.

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