Les Bibles Electriques
riatto
Les bibles électriques
South Beach, Miami, Floride
Témoigner de Miami Beach, c'est vouloir tout dire à la fois et s'apercevoir qu'on est parti sans avoir emporté les mots adéquats. On se retrouve assez vite à flairer les bazars immenses à la recherche d'une grammaire aux couleurs toujours plus vulgaires.
Pourquoi voyager finalement, si ce n'est pour aller se rendre compte par soi-même de ce que tout le monde a déjà vu et raconté ? Les gens sont tellement menteurs...
Ce que vous voulez entendre dire, une fois encore, c'est qu'ici tout est plus grand, c'est qu'ici tout est plus haut. Eh bien non.
Ici rien n'est grand. Tout est large.
La planète n'est plus qu'une infinie bande de sable qui s'étire comme un grill sur lequel viennent frire un million de prédateurs repus et paresseux. Ici le sommet enfin accessible de la chaîne alimentaire plonge un regard ennuyé vers l'abîme d'un néant lumineux. Les néons tapageurs invitent à la visite de cavernes réfrigérées, sanctuaires où ni lumière ni culture ne pénètrent.
Mécanique body-huilée d'un beat qui tourne en boucle, sans début ni fin. Pulsation doucement frénétique qui nous rappelle, à chaque respiration, le désir urgent de l'oubli.
Assis face à l'océan turquoise, arrosé jour et nuit par le crachin du kérosène, on se sent comme installé au bord d'un gouffre sans visage. Au premier balcon du bout du monde, on balance ses jambes dans le vide du temps qui passe, sans inquiétude ni conscience.
Ici rien n'est haut. Tout est profond.
La rue Lincoln coupe l'île en deux dans toute sa largeur.
On dit Lincoln Road, en prenant bien soin de ne surtout pas rouler le R sous peine d'imiter, snobisme suprême, l'accent latino des cubains.
Autrement, on laisse doucement fondre le Woad sous la langue, comme une pilule qu'on vous glisse dans la bouche sans vous dire de quoi il s'agit. Ici tout le monde fait comme ça.
Art-nouveau, art-déco, pop-art, néo-vintage, rétro-futurisme... La moiteur suintante a mélangé tous les temps dans un shaker géant, jusqu'à recomposer un éternel présent plus-que-parfait.
D'un côté le soleil se lève orange, de l'autre il se couche rose.
Entre ces deux instants uniques, le ciel lui-même perd sa transparence bleutée pour s'habiller de la seule couleur qui baigne chaque atome de cette atmosphère ultra-terrestre. La teinte douceâtre du dollar.
***
Derrière sa vitrine fluorescente, la petite église baptiste a tout d'une mission jésuite relookée par Versace, paix à son âme.
J'y fais quelques pas dans une pénombre rafraîchissante.
L'église est blanche, rouge, et vide. Seuls quelques bancs vernis invitent le passant curieux à s'asseoir aux derniers rangs, face à l'autel.
Surpris, je m'enfonce dans l'épaisseur d'un coussin de velours qui m'amortit en silence.
Par la porte grande ouverte, le tumulte de la rue piétonne - en réalité un gigantesque centre commercial à ciel ouvert, filtre à travers les vitraux étincelants.
Comme rien ne me vient à l'esprit, rien de ce qui d'ordinaire se précipite sur moi lorsque j'entre boire le silence d'une église inconnue, j'attrape machinalement un objet dont la présence en ce lieu ne m'étonne même pas.
Accrochée au dossier du banc devant moi, une tablette attend mes doigts maladroits.
Sur mes genoux, l'écran s'allume.
Le menu n'offre qu'une option, impossible de s'y perdre.
Je pose un index sur l'icône et me laisse guider comme une brebis qu'un chien de berger mène à l'étable, en la mordillant aux mollets.
Sur l'écran se dessine un titre en lettres rondes et rassurantes : The Bible.
Dessous, en petits caractères : " Easy to read " - autrement dit : facile à lire.
Mon doigt tapote à nouveau l'écran.
Un onglet s'ouvre pour moi sur le livre de Jérémie, certainement choisi au hasard.
Une histoire de roi et de reine, ennuyé par un mendiant que l'on envoie visiter Jérusalem à la tête d'une caravane de mille chameaux.
Rien dans cette histoire qui ne m'empêche de bâiller, déçu.
Je m'apprête à reposer la tablette quand une fenêtre multicolore clignote soudain au bas de l'écran.
Une de ces bannières criardes qui s'emparent de votre cortex pour ne plus le lâcher qu'une fois vidé de sa substance.
Difficile de résister à cette tentation innocente qui n'attend qu'un réflexe simple : il faut cliquer.
Un ciel se dessine sous mes yeux, puis quelques mots paisibles et clairs, frappés en vert fluorescent.
On me pose une question. A moi !
Moi qui n'ai rien fait d'autre que de m'asseoir un peu à l'ombre dans l'espoir d'échapper à la cuisson du boulevard.
La question se traduit ainsi :
" Où avez-vous l'intention de passer l'éternité ? "
***
Plus tard, assis dans la cafétéria, je m'interroge sérieusement.
Comment ai-je pu voyager si loin, comment ai-je pu arriver jusqu'ici, jusqu'à jeter l'ancre si près des hauts fonds de la quarantaine, sans m'être jamais posé cette question-là ?
Comment ai-je pu seulement traverser l'océan dans ce sens sans jamais avoir envisagé qu'il me faudrait le traverser à nouveau, en sens inverse, en emportant dans mes bagages une réponse intelligente à cette question fondamentale ?
Par les immenses vitres propres, la ville se consume, indifférente.
C'est l' heure où les trottoirs fondent en guimauves pâles sous les joggers brûlants de sueur.
Le ciel vert posé en cloche sur les bâtiments cuits achève de transformer l'après-midi en fournaise chauffée à blanc.
Les coureurs se succèdent au rythme d'un toutes les trente à quarante secondes environ. Je n'ai pas la tête à établir des statistiques plus précises.
Mais alors à quoi ai-je la tête ?
A la graisse.
Ici même l'eau semble grasse.
Grasse et douce, et rassurante comme un paire de seins lourds.
Cette graisse saturée qui s'écoule par tous les pores, faisant reluire comme du cirage chaque centimètre de peau nue.
L'eau salée coule le long des torses, puis sèche en formant cette fine couche d'ivoire semblable au sirop dont on enduit les donuts.
Partout ne sont que formes lisses et sirènes grasses aux chants sucrés.
Et voilà mon café tiède.
J'ai remué la mousse à l'aide du bâtonnet de bois stérile qui remplace les cuillers. J'ai observé la façon qu'a cette mousse un peu jaune, en tournant sur elle-même, de former par concrétion une galaxie spirale à la surface du café noir.
Je me suis assis un instant sur le bord de cette tasse immense. Les pieds balancés dans le vide, l'espace replié dans mon mug. Tout noir et constellé d'étoiles, sans inquiétude et sans conscience.
Et puis la question m'est revenue. Plus ambitieuse que jamais.
" Où avez-vous l'intention de passer l'éternité ?"
Cette fois j'étais prêt à répondre.
J'ai fait signe à la serveuse en rose, un sourire calme à l'intérieur.
La réponse était dans ma poche, froissée comme une évidence.
Je l'ai posée sur la table, et la serveuse l'a emportée, sans s'émouvoir et sans rien dire.
Elle aussi avait les yeux verts, verts comme le ciel et comme tout le reste.
Vert-pistache, vert-amande, vert-dollar.
Le choix des mots a une telle importance chez toi Lamotta que tout est lu avec délice!
· Ago over 9 years ·Une bonne part de réflexion a chaque fois et pleins de belles images qui transportent.
D'ailleurs c'est intéressant, il y a ici comme ailleurs chez toi, une notion de dimension des choses qui fait bosser l'imagination et donne des repères spatiaux aux choses. Je dois très mal m'exprimer, l'essentiel est que j'me suis compris. ^^ j'avais pas vu mais j'avais en fait déjà mis des Cdc sur d'autres textes a toi. J'avoue même que je suis un peu jaloux d'en aimer autant 8)
fefe
Je vais pas faire la fine bouche, les compliments, je prends.
· Ago over 9 years ·M'arrive aussi d'être jaloux, ou envieux, ou les deux.
Ça m'énerve, ça me rend triste, ça me paralyse, et j'arrête d'écrire définitivement ; trois quatre fois par an environ.
riatto
Comme d'habitude tu nous transportes avec ton texte, avec ta facon vive et dynamique d'ecrire. Merci pour ce beau moment
· Ago over 10 years ·jasy-santo
Je trouve ça très beau et très agréable à lire, j'avais pas envie que ça s arrête , j'adore, CDC
· Ago over 10 years ·parismrs
Merci beaucoup (La suite est en trois parties, dans le dossier " Miami Beach & the keys " )
· Ago over 10 years ·riatto
Très bien vu.
· Ago over 10 years ·La description poisse, elle colle comme la moiteur lourde et épaisse.
J'aime beaucoup.
wen
Parfois c'est bon quand ça colle, merci Wen
· Ago over 10 years ·riatto
Excellent( !! un vrai CDC
· Ago over 10 years ·akhesa
Merci ;-)
· Ago over 10 years ·riatto
Wouah ! grosse claque ! J'ai surtout été surpris par l'inventivité et la poésie des images au service d'un regard lucide.
· Ago over 10 years ·Bravo !
evagreen
Merci !
· Ago over 10 years ·riatto
Il m'avait échappé celui-là, très bien écrit et ce ton qui n'appartient qu'à toi, franchement bonne chance pour le concours !!!
· Ago over 10 years ·marielesmots
Merci...
· Ago over 10 years ·riatto
C'est vraiment pas mal !
· Ago over 10 years ·------
… sympa
· Ago over 10 years ·riatto
Excellent texte sur lequel je miserais premier pour le concours.
· Ago over 11 years ·compteferme
Merci Yvette ;-)
· Ago over 11 years ·riatto
A voté, Laurent.
· Ago over 11 years ·Yvette Dujardin
Trop d'la bombe! :)
· Ago over 11 years ·rcclarence
Lo ... Je ne m'en lasse définitivement pas.
· Ago over 11 years ·cendre
Laurent, vous possédez dans votre écriture une aisance nonchalante qui en impose
· Ago over 11 years ·saul-t-river
Heureusement que tu est là, pour nous faire voyager, car je n'irais jamais là-bas, problème de santé. Mais tes textes c'est fait pour quoi? Hein!.. pour rêver, lol!
· Ago over 11 years ·Yvette Dujardin
Merci pour tant de compliments. ( Me voilà rouge malgré l'écran total...)
· Ago over 11 years ·riatto
Mais que c'est beau.
· Ago over 11 years ·Une transparence de mots qui donne envie d'y nager. J'aime tout...parce-que tout est beau...
CDC géant.
lyselotte
Superbement cinglant ! En outre le café tiède : berk...
· Ago over 11 years ·tendresse
C'est comme si j'y étais... mouaaaah... Merci pour ce merveilleux voyage fort et poétique !
· Ago over 11 years ·Apolline
belle promenade dans Miami , un antre que je ne connais mais le récit est superbe
· Ago over 11 years ·franek
Magnifique, art simplement à Miami beach... La plage aurait pu être verte aussi, soleil vert. CDC
· Ago over 11 years ·Patrice Merelle
Le pixel plancton donc,de la photo,et direct cette vidéo j ai re,mat,éé,
· Ago over 11 years ·,,Screamin 2009 Rockabilly Dance with at,,voila,belle carte réussite,sur l ourlet nappe d une agape table,et mème que,dans les rues,des monts a San Francisco,ettt,,Last train to San Fernando,,dixit Johnny Duncan,bref,j ai bien aimé votre Texte,Bonne soirée a vous.
Fil,Hip,Oohhh, 18 Rockin Cher
Bravo,c est excellent,menthe trait très bon,et quelle suave vasque que l amphore bord de certaines tasses,un sépia Fifties d encre,xesh,qui m a bien bott,éé,et mème que deux lectures pour une panse toute toute plaine pleine,d un sorbet milk shake sunday fraise,pour un tit lundi au soleil,good also le pixel de la photo,et mème que durant la digestion dégustation des deux lectures,bein,pardi,(je valide et clic puis re vien,on,on,)
· Ago over 11 years ·Fil,Hip,Oohhh, 18 Rockin Cher
J'adooooooooooooooooore !
· Ago over 11 years ·fuko-san