tous au music bar
jones
TOUS AU MUSIC BAR
La brune aux collants soyeux a baissé le volume de la chaine, coupant le sifflet au Babylon’s burning des Ruts qui éructait dans les enceintes fatiguées, puis elle a hurlé : « Tous au Music Bar ». Tout le monde a répondu en beuglant un bel accord éthylique. Il ne se trouvait personne pour tempérer cet enthousiasme d’un minimum de réalisme. Ça faisait déjà défaut à cette heure. Les gueules mûres enfilèrent leurs blousons et titubèrent joyeusement vers la sortie dans un brouhaha enfumé. C’est fou ce que la volonté d’un seul peut épouser celle des autres. J’ai tout de suite pensé à l’abandon d’individualisme nécessaire aux automobilistes pour accorder leur ballet aux heures de pointe dans le centre ville. On peut se curer le nez pensivement, pester contre les autres, hurler son karaoké personnel ou écouter distraitement les déblatérations d’une radio culturelle en fumant une clope mais, personne ne descend pour abandonner sa voiture au milieu du flot, personne ne songe à entamer une diatribe enflammée en pleine chaussée contre l’industrie automobile… Par exemple.
Quelques étages plus bas, le froid glacial abrégea les discussions sur la répartition dans les voitures. Je me retrouvais coincé près de la porte arrière d’une Clio par la brune castratrice de punks qui riait fort aux blagues de son voisin de gauche. Elle partait toutes les trente secondes dans un chapelet de rires hystériques qui me déchiraient les tympans. De temps à autre, elle laissait tomber sa tête sur mon épaule et me souriait en se redressant. Je lui rendais un sourire figé et niais dans une maladresse convenue et ridicule. Pendant que mon voisin profitait de cette diversion pour saliver sur le brillant de ses collants, je comptais mentalement la quantité d’alcool que j’avais déjà ingurgité. J’allais bientôt atteindre le verre de la rupture, celui qui ralentit l’élocution jusqu’à rendre incompréhensible, il fallait y aller mollo. C’était quasi sûr, ce soir, je ne serais pas dans la forme olympique nécessaire pour la conquête amoureuse. Quelque soit l’objectif, enlever une princesse ou ramener une prise, c’était déjà mort.
Le ronronnement du moteur couplé à mes noires pensées me mit à l’agonie. Le chauffeur gara la Clio en un tour de main et c’était tant mieux parce que le chauffage et l’alcool étaient à deux doigts de vaincre ma résistance habituelle aux vomissements inopportuns.
Retour du vent glacial et avec lui, nouvel éveil à la vie, électrochoc climatique prompt à réveiller un neuro-végétatif de base. On est les premiers arrivés. Je pousse la porte : fumée épaisse, musique avec saturation garantie, regards de zinc en volte face sur leurs corps à demi alanguis. Les autres viandes humaines confites se secouaient sur la piste. Tout le décorum du bar de fin de soirée défile sous mes yeux, je le connais par cœur mais bizarrement à chaque fois, j’éprouve la même déception. Un même retour à la réalité brutale et cinglante comme si j’avais espéré voir là je ne sais quel spectacle réjouissant, comme si la vie nocturne de la ville pouvait encore receler des tableaux de maîtres flamands. Il n’y avait là rien d’autre qu’un polaroid jauni, un amas de déconfitures amassées, de regards en chiens de faïence éparpillée, un monticule d’espoirs rances, rien d’autre qu’une addition d’attentes en équilibre au bord d’un gouffre. En poussant cette porte, je venais juste d’ajouter la mienne à la multitude.
La brune de la voiture passa devant moi en me souriant. Qu’est ce quelle me voulait celle là ? Je commandai une bière en jouant des coudes puis je m’assis à une table désertée. Je tombai les épaules, je ressentai fatigue et solitude. Tout était foireux, les gens, le bar, la soirée. La sono cracha le Teen Spirit de Nirvana et la grappe humaine du bar hurla comme dans une fête d’ados attardés. J’entrepris de boire ma bière à un rythme de sénateur et dès qu’elle fût finie, j’en recommandai une deuxième, faute d’imagination. Avec l’idée de profiter de ce que ce bon vieux Kurt avait réussi : vider l’espace en moins d’une minute, je me laissais absorber par mes rêveries. Quand la brune vint s’asseoir maladroitement à ma table, elle éclata de ce rire que je commençais à connaître puis elle me lança un regard mi condescendant mi séducteur pour me demander comment j’allais. Je marmonnais quelque chose sur la glauquitude de l’endroit, sur ces âmes de chercheurs d’or venus passer l’amour au tamis de leur pauvre existence. Elle fronça les sourcils comme pour mieux comprendre mon inquiétude puis se leva d’un bond pour retourner danser. J’observai son cul, ses mollets et ses longs cheveux frisés qui lui tombaient sur les épaules. Je n’avais pas pensé à lui demander son prénom.
La sono avait épuisé son stock de standards rock, elle enchainait maintenant les tubes disco les plus nazes. J’avais envie de pisser, mais je connaissais leurs chiottes. La piste s’est vidée, seuls quelques accros nostalgiques continuaient à trouver dans les accords de Kim Wilde des raisons de se trémousser. Je cherchais la brune du regard, elle avait été rejoint par le baveur de collants et continuait de rire à gorge déployée. Femme qui rit, femme dans ton lit dit le dicton. Cette fois encore, j’avais raté le coche. L’autre avec ses blagues foireuses avait fait mouche, elle ne tarderait pas à succomber à ses avances lourdingues. Ce soir, il valait mieux avoir l’assurance de cette grande courge, le spleen baudelairien me condamnait à la masturbation. L’idée s’imposa rapidement qu’il me fallait un coup fouet alcoolisé pour vaincre la prédiction. En un coup d’œil rapide sur les étagères du bar, j’optai pour un rhum vieux. Rien de tel qu’un retour aux sources pour me rasséréner. Dans un mélange de mysticisme et de méthode Coué, je m’étais convaincu que je retrouverais toutes les capacités à inverser la tendance grâce au breuvage de mes ancêtres. C’était même pour ça qu’ils l’avaient fait, pour des mecs comme moi, dans ces situations précises. J’engloutis ma bière, je ne laisse jamais rien, c’est un principe puis je hélais le barman pour qu’il me dose bien comme il faut son vieux Clément de dix ans d’âge. J’y laissais mes dernières pièces persuadé que le jeu en valait la chandelle… in vino, veritas.
La sono avait fini son interminable litanie de remix pourris des années 80, elle vomissait maintenant les synthés gonflés de la French Touch. Ce connard de DJ n’avait pas dû rencontrer un noir depuis une bonne vingtaine d’années, pas une seule pépite funk, pas un putain de groove hip hop ou un frisson soul qui m’aurait offert une occasion d’aller brancher la brune rigolote, histoire d’avancer en terrain connu. Je déambulais dans le bar en tentant d’incruster les conversations, sans grand succès et sans grande conviction. Elle se tenait toujours au bout du zinc avec le grand con qui lui susurrait je ne sais quelles banalités de magazines de salle d’attente. Elle avait attaché ses cheveux pour laisser apparaître un cou délicieux prêt à accueillir les plus douces confidences. J’ai eu envie de déposer un galop de baisers sur sa nuque. Je n’avais jamais su être ce genre de type à débiter des conneries au mètre, des trucs servant à ne pas perdre de vue l’objectif. Je le regrettais parfois, et d’autres fois, non. Mon père ne m’en avait jamais parlé. Les potes qui s’y livraient me répugnaient.
Mes ancêtres avaient du charger le tonneau parce que le rhum commençait sérieusement à troubler ma préhension tactile et ma capacité de concentration. Comme une télé déréglée, mon cerveau captait par bribes. Pour ce qui est de mon élocution, je n’en savais rien, je ne parlais à personne. L’avantage du Music Bar c’est sa proximité avec chez moi. Je m’éclipsais sans rien dire, sans un dernier regard ni un mot pour cette conne. Trop pathétique. Je rentrais en vacillant, le froid piquait mes yeux et les lampadaires formaient comme un ciel étoilé entre mes larmes.
Le silence de l’appartement me donna envie de vomir et j’allumai une clope. Je restai de longues minutes immobile dans mon fauteuil rouge rongé aux accoudoirs avant de me décider à glisser sous la couette. Demain, je filerai prendre la petite pour l’emmener faire un tour à la campagne. J’avalerais un café et j’achèterais des croissants et des mauvaises fraises chez l’arabe du coin. On déjeunera sur l’herbe… Kim Wilde accompagna doucement les derniers râles de ma conscience.
Merci Junon... Tu t'es collée une sacrée mission :)
· Il y a plus de 12 ans ·jones
Je trinquerais volontiers au rhum vieux à la grâce de tes textes...
· Il y a plus de 12 ans ·C'est décidé, j'ai commencé à les lire depuis le plus ancien. :))
Mais vu l'étendue de ta production, j'en ai pour un moment !!
junon
"pas une seule pépite funk, pas un putain de groove hip hop ou un frisson soul", ce sont des choses qui arrivent !
· Il y a plus de 13 ans ·Eric Varon
j'aime beaucoup!
· Il y a plus de 13 ans ·saki
ça fourmille de formules hypnotiques de très très bonne facture ! Très belle écriture mais ça n'est maintenant plus une découverte ! La photo qui image ce texte me plait énormément ! Bravo de bout en bout Jones !
· Il y a plus de 13 ans ·leo
J'ai bien aimé avec des bouts de vécu commun.
· Il y a plus de 13 ans ·yl5
J'ai bien aimé avec des bouts de vécu commun.
· Il y a plus de 13 ans ·yl5
Ambiance.Il faut continuer.
· Il y a plus de 13 ans ·Marcel Alalof
J'ai commencé par ça et j'ai bien fait.
· Il y a plus de 13 ans ·Ceci dit : ". Femme qui rit, femme dans ton lit", entre nous , c'est pas dit :-)
edouardkdive
Seigneur que c'est bon; entre l'humour et ces mots "ces âmes de chercheurs d’or venus passer l’amour au tamis de leur pauvre existence."que j'adore. Bravo. Merci Jones.
· Il y a presque 14 ans ·merielle
Merci Eukaryot. Cela faisait longtemps qu'on ne m'avait pas fait de commentaire sur ce texte. Humain, tellement humain comme un long voyage muré en solitude. Merci et à bientôt
· Il y a presque 14 ans ·jones
C'est comme disait papa buko, "j'ai marché trois pâtés de maison, croisé environ deux cent personnes sans voir un seul être humain"... Des fois, le grand bal tragicomique se heurte à la foutue solitude qui te prend juste dessous le bide. Remué, chapeau!
· Il y a presque 14 ans ·eukaryot
Bonne chance Totem. Rappelle moi quand c'est fait... Evite l'écharpe rouge et le chat angora avachi sur l'épaule, ça pourrait griller ton effet à l'avance. A plus.
· Il y a presque 14 ans ·Jones.
jones
Très bon, en effet l'arrivée au Music bar et la description qui s'en suit ressemble à celle de mon protagoniste au Sunny Tropic. Désabusée et lucide. Parfois il faut vriller pour faire mouche, passer du mode observatoire au mode opératoire dans ce genre de soirée car ce n'est pas l'endroit pour verser dans le mélodrame ou la poésie... Quoique déhancher son fondement en récitant Apollinaire peut relever de l'exercice de style. Je te dis ça après ce week-end, faut que je teste.
· Il y a presque 14 ans ·Totem De La Nuit Belle
J'adore, hâte de lire le reste de ta prose...
· Il y a environ 14 ans ·denis-saint-jean
Heureux pour toi que tu saches apprécier le rhum vieux dans toutes ses dimensions. C'est cool. Je finis un texte et je le poste. A+
· Il y a environ 14 ans ·jones
Le rhum Clément c'est le rhum des amants... je pourrais en écrire des lignes grâce à une simple gorgée...
· Il y a environ 14 ans ·cerise-david
"Les autres viandes humaines confites se secouaient sur la piste" ça j'aime... des fois il manquerait plus que des mouches et on se croirait au marché de marakech... j'aime le rythme et le vocabulaire... J'aime.
· Il y a environ 14 ans ·cerise-david
Très chouette! proche du vécu et littéraire quand même ! Bravo. J'ai écrit Streetsqui en est un peu le pendant féminin...
· Il y a environ 14 ans ·giuglietta
Hey, c'est trop cool. Y'a quelqu'un ! Je commençais à désespérer... Merci Sabine.
· Il y a plus de 14 ans ·jones
Quelle très jolie écriture ! "Le galop de baisers" et "boire une bière à un rythme de sénateur", c'est carrément excellent. Oui, j'aime beaucoup. Merci Jones.
· Il y a plus de 14 ans ·bibine-poivron