Bum Bashing

Chloé. S

Bum Bashing

 

           

Emmo regardait les flocons de neige qui s’échouaient sur ses chaussures. Des gouttelettes gelées ruisselaient de ses cheveux. Des sirènes de flics hurlaient dans le lointain. Une bonne odeur de marrons chauds flottait dans l’atmosphère. Assis sur un petit tabouret, d’une main, il tenait un immense parapluie rouge, de l’autre, il faisait la manche. Pourtant il ne mendiait pas : il proposait.

Il proposait un petit objet qu’il avait baptisé de son propre prénom : Emmoh. Il lui avait juste ajouté un « h » pour ouvrir et prolonger un peu le « o » final. Un gamin qui passait par là s’arrêta devant l’homme et lui demanda combien coûtait l’objet que sa main lui tendait.

3 dollars. Le gosse était comme un fou, c’était exactement ça qu’il lui fallait. « Comment ça s’appelle ? » demanda-t-il. L’homme, après avoir levé un œil enjoué, lui  répondit en souriant. C’est un Emmoh.  « Un Emmoh ? Connais pas, mais merci m’sieur ! ». Il lui remit l’argent et partit en courant pour ne pas être en retard à son cours de musique.

 Emmo partit s’acheter quelques marrons chauds. Il prit le temps de discuter avec son vendeur habituel qui ne parlait que de neige en hiver, de dinde à thanksgiving, d’attentats tous les 11 septembre et de la crise quand il ne vendait rien.

Il retourna s’asseoir et se jeta sur ses marrons chauds qu’il dévora d’un trait. Il avalait sa dernière bouchée quand une très jolie femme noire se planta devant lui. « Mon élève m’a dit que vous vendiez des Emmohs ? »  Il acquiesça. « J’en voudrais deux, un pour moi et un pour mon patron. Lui qui se plaint toujours qu’on lui offre des choses inutiles ! » L’homme lui vendit le dernier objet qu’il lui restait. Il avait fabriqué ses Emmohs avec du matériel récupéré dans des poubelles mais, ce jour là, il n’avait pas trouvé de quoi en faire plus de deux.

Angie le remercia, elle allait être en retard au boulot. L’homme pour qui elle travaillait était un riche industriel envers lequel l’Amérique avait su se montrer généreuse. Agé d’une cinquantaine d’années, marié, divorcé, père de trois enfants, il était à la tête d’un empire financier. Plus ou moins self made man, il venait d’une famille modeste mais l’abondance dans laquelle il vivait depuis une trentaine d’années lui avait fait oublier qu’il avait parfois manqué. Au moment où Monsieur Lockwood vint souhaiter un paternaliste joyeux Noël à Angie qui n’allait pas tarder à rentrer chez elle pour fêter le réveillon en famille, elle lui tendit un petit paquet en lui demandant de ne pas l’ouvrir avant minuit.

Monsieur Lockwood s’exécuta et, tandis qu’il se dirigeait vers le sapin pour y déposer le présent, il vit passer tous les objets qu’Angie lui avaient offerts depuis qu’il l’employait ; un porte stylo, un presse-papier, un nécessaire à raser, une eau de toilette, des choses parfaitement inutiles, comme la plupart des cadeaux qu’il recevait. Les gens n’arrivaient décidément pas à cerner ses goûts. A part l’argent, le cuir, les cigares, le whisky les dessous échancrés et les call girls, il n’avait pas de penchants particuliers.

Il savoura un délicieux réveillon qu’il agrémenta d’un somptueux repas au cours duquel ses convives, les plus importants actionnaires de son entreprise, ne manquèrent pas de le féliciter et de porter des toasts en son honneur. A minuit, on ouvrit les cadeaux. Monsieur Lockwood fit semblant d’apprécier les attentions des uns et des autres mais l’unique objet qui éveilla sa curiosité fut l’Emmoh que lui avait offert Angie. Il ne le montra pas et l’enfouit dans la poche de son impeccable smoking noir.

De son côté, Emmo qui s’était retrouvé dans les réseaux de tunnels du Bowery auprès d’un feu de joie improvisé avec ses compagnons de misère, entonnait The man who solds the world, sa chanson préférée. Même s’il avait réussi à échapper à la spirale infernale du « tunnel de la liberté » comme le surnomment encore ses habitants, Emmo gardait une affection toute particulière à l’égard de ce lieu oublié, refuge des new-yorkais les plus déshérités, véritable cours des miracles qui hante les cauchemars des bonnes gens. A cette époque, il s’était résolu à disparaître de la surface urbaine pour mener une vie souterraine et calme qu’il regrettait souvent. Dans le monde d’en haut, les SDF se heurtaient sans arrêt à la haine des passants. Ils avaient donc pris l’habitude de se terrer dans les entrailles new-yorkaises. Mais, à cause d’un liquide noir qui coulait chaque jour de ses narines et lui obstruait les voies respiratoires, Emmo dût s’extraire de ces ténèbres pour remonter à la surface. Même si pour lui l’enfer c’était la terre, pas le tunnel.   

Quand Angie revint travailler après les fêtes, monsieur Lockwood la remercia vivement et lui demanda le nom de cet objet. « C’est un Emmoh », répondit-elle. « Génial ! Où l’avez-vous trouvé ?» répondit-il. « Je l’ai acheté à un sans abri, tout prêt de l’école de musique où je donne mes cours de Jazz, 149 West 46th Street, vous vous rappelez ? » « Ah oui… vos cours de Jazz… » Ça lui disait vaguement quelque chose… Mais, bien sûr, il ne s’en rappelait absolument pas. Il ne savait jamais ce que faisaient les gens. Par contre, ce qu’il retint, sans même y prêter attention, c’est que cette prodigieuse invention, n’appartenait pas à grand monde, enfin à pas grand-chose, car, dans son esprit, un sans-abri ça n’était personne, et ça ne risquait surtout pas d’être un obstacle. Ces idées lui vinrent instinctivement, presque à son insu, et, le calcul s’étant opéré tout seul, la machine se mit en route...

           

Un matin, Emmo sentit les rayons du soleil printanier se frayer un chemin jusqu’au lit de fortune qu’il s’était improvisé sous la cage d’escalier d’un hall d’immeuble où il squattait de temps en temps. Comme le concierge, un mexicain nommé Luis, qui avait lui-même connu la rue, ne supportait pas de voir un homme coucher dehors, il lui avait donné un double des clefs de l’entrée.

Emmo sortit un peu plus tard que d’habitude. Il était dix heures. Le soleil réchauffait ses muscles endoloris, il promenait autour de lui ses yeux englués de sommeil. Il prit sa tête entre ses mains et se frotta très fort le visage. Il recommença plusieurs fois comme s’il avait voulu se débarrasser de quelque chose, mais, autour de lui, le décor restait le même.

Il se mit à hurler. Sur les tours des immeubles, sur les poteaux publicitaires, s’étalaient des pancartes, des slogans, des femmes affriolantes à peine vêtues, des hommes avec des sourires de cristal, partout, sur toutes les façades de la ville, il voyait des images qui mesuraient cent fois sa taille, et sur ces images l’homme voyait son invention, gigantesque, démultipliée, qui se dressait au-dessus de lui : inaccessible et impertinent, son Emmoh, placardé dans toute la ville, trônait comme un prince.

L’homme ne pouvait comprendre ce qu’il lui arrivait. Il se mit à courir et parcourut à pied de grandes distances et partout il y avait son Emmoh, et partout les gens se l’arrachaient, et partout son prénom, marié à de ridicules slogans. Il avait beau crier que c’était lui qui l’avait inventé, le monde pensait trop vite qu’il comptait parmi ces SDF dont le froid, la faim et l’alcool finissent par anéantir la raison.

Le monde savait qu’Emmo ne pouvait pas dire la vérité, qu’un homme dans sa situation ne pouvait pas avoir inventé le produit du siècle ; pour eux, il délirait. Comme tous ces malades qui ont trop froid ou trop faim. Hagard et possédé, il passa sa journée à clamer son désespoir. Personne ne l’entendit. A la nuit tombée, l’esprit déchiré en mille morceaux, il titubait comme un gorille maladroit et parvint à regagner son hall d’immeuble. Le ventre vide, il tomba de fatigue.

De son côté, Monsieur Lockwood fêtait la réussite de son opération de lancement avec ses amis actionnaires. Ils allèrent dans un très bon restaurant de gastronomie française. Il invita la compagnie, puis, se trouvant déjà sur Madison avenue, il se rendit seul au New-York Palace Hotel où il purgea ses ardeurs auprès d’un groupe de poupées barbies. Il paya largement et expulsa tout le monde avant de s’endormir, heureux et satisfait.

Le lendemain, Emmo, n’ayant d’autre choix que de faire la manche les mains vides, se rendit au 149 West de la 46th rue, à l’angle qu’il occupait habituellement. Le gosse qui lui avait acheté l’un des premiers exemplaires du désormais très célèbre Emmoh, s’étonna de le voir. « Vous êtes là ? » Où veux-tu que je sois, gamin ? « Mais votre Emmoh est devenu célèbre, vous devez être riche. » On me l’a volé. « C’est injuste ». Que veux-tu que je te dise ?

 Le jeune garçon rebroussa chemin. Renonçant à son cours de sax, il ne se rendit pas à la Shauli Einav’s school. Il rentra chez lui et monta dans sa chambre dont les murs étaient recouverts de posters de James Brown, maître vénéré, qu’il considérait comme le symbole de la réussite noire américaine. Peter, âgé de seize ans, n’était pas encore résigné face aux caprices du destin. Ecoeuré de voir Emmo dépossédé du seul objet qui pût l’aider à se sortir de la rue, il pensa qu’il devait essayer de changer le cours des choses.

Il ouvrit son blog et posta un message dans lequel il racontait la mésaventure du sans-abri. Il fit circuler ce post à un maximum de personnes et, l’Amérique idéaliste, prise de compassion, s’enflamma, organisant un mouvement de soutien à la faveur d’Emmo. Quelques jours plus tard, le post avait été lu par trois millions d’internautes américains.

Emmo, ignorant de ce qu’il se tramait sur la toile, fut saisi d’effarement quand, un beau matin, débarquèrent des dizaines de journalistes qui soupiraient après son témoignage. L’espérance, plus forte que sa résolution à subir son sort, prit le dessus. Emmo donna une conférence de presse. Il passa à la télévision. Il arborait fièrement sa carte d’identité, seul vestige de sa vie passée. On pouvait lire, en effet, qu’il s’appelait Emmo tout comme l’objet qui grossissait de jour en jour la fortune de Monsieur Lockwood. Certes, il lui manquait le « h » mais la ressemblance était frappante !

On l’invitait partout, sur toutes les radios, sur tous les plateaux télé. On le faisait voyager d’une ville à l’autre, dormir dans de petits hôtels bon marché qui, pour lui, prenaient des allures de palaces et Monsieur Lockwood finit par avoir vent des protestations de l’homme qu’il avait usurpé.

Le richissime businessman donna une conférence de presse dans laquelle il annonçait vouloir poursuivre juridiquement cet homme s’il ne revenait pas sur ses fausses déclarations. Emmo, soutenu par l’opinion, persévéra. Devenu, une véritable mascotte, on le voyait presque tous les jours à la télé. Vêtu de ses habits de lumière, il pouvait peigner ses cheveux propres, il rasait son visage, ses yeux gris bitume s’ouvraient sur ce monde qui lui tendait la main. Certains consommateurs, très heurtés par l’attitude méprisante de Lockwood and co poussèrent jusqu’au boycott et les ventes d’Emmohs décrurent suffisamment pour inquiéter le PDG qui intenta à son détracteur un procès en diffamation.

Assisté par un avocat d’affaires qui offrit bénévolement ses services à Emmo, son procès eut lieu. Emmo jura sur la Bible et témoigna. Monsieur Lockwood jura sur la Bible et témoigna. Les témoignages d’Angie, de Peter et Luis -qui s’était vu offrir le tout premier prototype-, demeurèrent impuissants face à l’arsenal de pseudo preuves dont disposait monsieur Lockwood.

Certain de gagner son procès, en coulisse il plaisantait avec ses associés : « Let’s have a bum bashing ![1] ».

 Il fut impossible de prouver que la paternité de l’Emmoh ne revenait pas à la prestigieuse entreprise. Le verdict tomba comme un couperet. Monsieur Lockwood gagna le procès. L’indignation se maintint à son comble pendant les dix jours qui succédèrent aux délibérations du jury. Puis, pour étouffer les derniers soubresauts d’une polémique qui n’avait que trop duré, un canard dirigé en sous-main par des actionnaires de monsieur Lockwood publia quelques torchons qui firent passer cet escroc pour un véritable humaniste.

Le journal révélait qu’il versait tous les mois d’importantes sommes aux sinistrés de la Nouvelle Orléans. L’émotion gagna ses accusateurs, on se repentait presque d’avoir haï cet homme providentiel. La versatilité des foules amusa beaucoup monsieur Lockwood qui, en réalité, s’était contenté d’investir dans les travaux de reconstruction de la Nouvelle Orléans sachant qu’il y aurait bientôt de l’argent à faire avec ces pauvres là. Il riait de bon cœur en repensant à toute cette histoire.

Les apparitions télévisées et radiophoniques d’Emmo, se firent de plus en plus rares, l’Amérique, se lassait de l’affaire, rivant ses yeux sur un autre fait divers : June, chienne d’aveugle, avait sauvé son maître d’une intoxication au monoxyde de carbone en le tirant hors de son appartement. On ne parlait que de ça, de la porte qu’elle avait ouverte, de ce corps qu’elle avait traîné, des voisins qu’elle avait alertés.

 Peu à peu, chacun retourna à ses propres ennuis. Angie fut licenciée par Monsieur Lockwood. Elle continuait de passer tous les jours à l’angle de la rue où Emmo ne venait plus. Le jeune Peter déménagea avec sa famille parce que son père avait été muté à Seattle. Emmo retourna à ses cartons, à sa misère, l’automne faisait tomber les feuilles mortes sur ses haillons de lumière, dernières ruines d’un rêve éteint. Il changea de quartier et sombra de plus en plus bas.

 Sa main continuait de se tendre. Le rêve américain, celui qui, d’un jour à l’autre, avait permis qu’un peuple entier daigne se pencher sur son triste sort, lui avait définitivement tourné le dos. Le malheur de l’un tisse la gloire de l’autre, la sueur et les bras des uns érigent le confort des autres et, refusant de refermer sur lui le piège du Bowery, il fallut se réhabituer aux sous-sols des immeubles, à ces parkings humides et déserts où la tuyauterie chante le rauque va et vient des eaux usées.

Emmo, l’air vague et distrait, avait pris l’habitude de vagabonder dans le quartier d’affaires New-Yorkais. Devenu méconnaissable tant il s’était affaibli, il faisait désormais la manche dans Manhattan, à l’angle de la rue Broad Street, en bas des bureaux de l’entreprise Lockwood and Co. D’ailleurs, monsieur Lockwood passait devant lui tous les midis pour se rendre déjeuner dans son restaurant favori. Il ne jetait même pas un regard à cet homme qu’il considérait comme un paquet de chiffons informes, comme un encombrement désagréable, une espèce d’amas de déchets oubliés sur la chaussée.

            L’hiver s’était à nouveau abattu sur New-York. Ce matin là, tandis qu’il attendait que le piéton du sémaphore vire au vert pour traverser et se rendre à son déjeuner, Monsieur Lockwood sentit une main qui pressait son épaule. Un homme mal en point, aux ongles indécemment noirâtres, tentait de prendre appui sur lui. Malgré la longue broussaille grise qui bordait ce visage hirsute planté au sommet d’un corps squelettique, Lockwood reconnut Emmo. Des blessures ensanglantaient sa figure. L’homme d’affaires le repoussa violemment. Il s’écroula. Des dizaines de personnes se pressèrent autour d’eux et, Lockwood, pris de panique, s’extirpa de ce mouvement de foule qui lui fit l’effet d’un filet se refermant sur lui. Tête baissée, il fonça et traversa la route.

Un bus le percuta, le choc lui fut fatal. Quand le chauffeur se rua à l’extérieur pour porter secours à l’homme gisant sur le bitume, un adolescent lui emboîta le pas. Peter n’était pas venu à New-York depuis son déménagement à Seattle mais il reconnut immédiatement le cadavre du PDG. Les gens hurlaient : « Ils sont morts ! ». Alors, Peter détourna son regard et vit qu’il y avait un autre attroupement sur le trottoir. Il se faufila entre les mailles de ce canevas humain qui encerclait Emmo. Un médecin disait que l’homme avait succombé à une avalanche de coups et blessures… Bum bashing… Personne n’avait rien vu.

La chance, aveugle et incompréhensible, avait fini par remettre sur un pied d’égalité cet homme à qui elle avait tout donné et puis cet autre là, qu’elle avait toujours méprisé. D’un revers de la main, elle les avait tous deux balayés.

Le vingt quatre décembre qui suivit, tandis qu’on enterrait en grandes pompes le célèbre homme d’affaires et que commençait la grande bataille des héritiers Lockwood, Peter, Angie et Luis furent les seules personnes à accompagner Emmo dans la fosse commune où l’on abandonna son corps.

Aujourd’hui encore, le soir de Noël, il n’est pas rare d’entendre pleurer les accords tristes d’un gamin penché sur son sax et la voix d’une femme qui scande un air de blues en la mémoire d’un homme qu’ils n’ont pas oublié. Puis, les deux silhouettes, enveloppées de nuit, déposent quelques fleurs avant de disparaître dans les rues agitées.  

[1] Expression qui signifie « démolir du clochard », de nombreux sans-abri sont victimes du Bum Bashing, pratique urbaine et criminelle où un groupe de gens s’attaque à une personne faible et démunie.

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