A.D. 2010 - concours Le Rêve Américain
jeff-balek
A.D. 2010
American Dreams 2010.
« Ils voulaient se sauver de leur misère et les étoiles leur semblaient trop lointaines. Alors ils se mirent à soupirer : Hélas ! Que n’y a-t-il des voies célestes pour que nous puissions nous glisser dans un autre Être, et dans un autre bonheur ! » — Alors ils inventèrent leurs artifices et leurs petites boissons sanglantes ! » - Nietzsche in « Ainsi parlait Zarathoustra »
Sedona. 11.483 habitants, Arizona, USA.
Après avoir traversé près de cent kilomètres de désert en venant de Flagstaff, la première chose que découvre le voyageur avant même d'apercevoir les premières maisons de Sedona, c'est un immense panneau publicitaire qui vante les prix incroyables que pratique Super Bob, « le champion des prix sur les meubles à Sedona ». Sur cette affiche Super Bob enlace en bon père de famille américain, sa femme Rose et deux gamins de dix ans. Son fils Jimmy et Joe, le meilleur ami de Jimmy. Le voyageur ne devinera pas sans être particulièrement attentif que cette photo date de plus de dix ans car Jimmy et Joe ont vingt ans aujourd'hui.
Et à qui dira que cette publicité date un peu, qu'elle est un peu ringarde, Super Bob répondra en lui tapant chaleureusement sur l'épaule, que rien ne vaut les bonnes vieilles valeurs familiales pour vendre du meuble rustique. Car acheter du bon vieux meuble fabriqué à l'ancienne, ça fait partie du rêve américain. A Sedona, en tout cas.
Et si vous dites la même chose à Paul le Clodo, ce publicitaire qui n'a pas retrouvé de boulot depuis qu'il s'est fait virer de LMB&Ass, Chicago, il y cinq ans de cela, et qui fait la manche dans l'artère principale de Sedona, il vous répondra sans doute qu'il s'en fout et que Super Bob, sa famille, vous et par la même occasion toute la société de consommation peut aller se faire foutre. A moins que vous n'ayez deux ou trois dollars à lui donner.
06:05 heure locale - Kaboul, Afghanistan. 17:05 heure locale - Sedona, Arizona, USA.
Paul le Clodo, Sedona.
"A quoi bon?" se demande Paul le Clodo.
Bientôt huit heures qu'il est planté à l'angle de Jordan Road et d'Apple Avenue, avec son bout de carton. Les passants peuvent y lire en lettres grasses et noires: "A trop fixer nos rêves, on conçoit notre propre néant."
Une sacrée belle accroche qui ne lui a pas rapporté un rond. Diogène se serait pris une belle gamelle s'il avait vécu à notre époque.
06:06 heure locale - Kaboul, Afghanistan. 17:06 heure locale - Sedona, Arizona, USA.
Jimmy, Kaboul
Joe la Limace... Jimmy, la bouille encore rose de ses vingt ans, en a encore rêvé cette nuit. Comme toutes les nuits depuis qu'une bombe artisanale – I.E.D. En langage militaire- a arraché les deux jambes de son meilleur pote sur une route paumée d'Afghanistan.
Joe sans Patte. Joe l'Infirme. Joe le Héros. Joe la Limace. Il s'est lui-même surnommé comme ça, amertume au coin des lèvres, parce qu'à l'entendre il ne peut plus que baver en rampant devant les nanas.
Dans son rêve, Jimmy imagine Joe la Limace dans une marre de sang en train de hurler qu'on lui retrouve ses jambes. Puis Jimmy se rêve dans la tourelle de son Hummer. Il fait un carton sur les salopards qui ont volé les jambes de son ami. Il rêve de l'impact des balles de douze-sept sur les corps de ces ordures. Il rêve aussi de son retour à Sedona. Il rêve de sa mère qui pleure sa joie et le serre dans ses bras. Il rêve de son père qui lui prend la main dans la sienne comme à un homme qu'il respecte vraiment. Jimmy rêve qu'il se tient debout dans une décapotable, que les gens l'applaudissent, que des millions de papillons de papiers bleus, blancs, rouges volètent autour de lui. Il rêve d'une médaille que lui remet le Président. Il rêve de Joe la Limace qui le regarde, intensément, et qui le remercie en silence d'avoir flingué ceux qui lui ont fait ça.
Le même rêve, toutes les nuits. Et tous les matins, Jimmy va demander à son sergent de l'affecter sur une base avancée. Parce qu'il en a marre d'être sur une base arrière où rien ne se passe que les rêves. Qu'il en a marre de ce Burger King et de ce Pizza Hut censés lui rappeler le pays. Qu'il en a marre de faire son devoir en comptant les rations, les bottes d'infanterie et les uniformes.
Et inlassablement son sergent lui répond que sa demande a bien été transmise et qu'en attendant, le première classe Jimmy peut aller inventorier les gilets pare-balles.
Rose, Sedona
Rose observe Joe la Limace dormir. A quelques mois près, il a l'âge de son propre fils. Elle regarde un instant son beau corps nu, qui s'arrête juste au dessous du genou comme une histoire interrompue. Le regard de Rose se pose sur les moignons de Joe la Limace. Cicatrices roses et monstrueuses qu'elle caressait et léchait il y a une heure, comme si chacun de ces moignons avaient été deux énormes pénis. Sucer ça la répugne mais il dit que cela lui rend son humanité.
Joe la Limace gémit dans son sommeil et se retourne.
Il lui a dit que parfois il avait la sensation que l'un ou l'autre de ses pieds le grattait. Les médecins affirmaient que c'était ce que l'on appelait des membres fantômes. Qu'il était courant que des amputés rêvent encore d'une manière ou d'une autre la présence d'un membre disparu. Ça ne durerait pas. Joe la Limace n'en est pas aussi certain que les toubibs.
Il lui a dit aussi que parfois, il revivait l'explosion. En rêve. Encore et encore. Que peut-être, ce rêve récurent était sa damnation. Condamné à vivre et revivre cet instant, suspendu dans la souffrance. Méritait-il d'être damné? Il lui pose la question, souvent, sans attendre de réponse.
Elle voudrait lui dire que cette souffrance elle la connait aussi à sa manière. Qu'il ne s'agit pas de membres amputés, mais de sa jeunesse que le temps lui arrache. Elle aurait voulu lui raconter qu'elle se rêve nue parfois, qu'elle voit son corps de cinquante ans dans le reflet d'une rivière. Qu'elle se baigne dans l'eau pure et qu'en ressortant elle recouvre le corps de ses vingt ans et qu'elle s'offre à lui. Dans son rêve il est encore valide. Il a ses deux jambes et elle est encore la pom-pom girl que les joueurs de l'équipe de foot appellent Rose la Chatte, tant elle est vive, souple et facile.
Rose se lève, et se regarde nue dans le miroir en pied que Joe la Limace a brisé d'un coup de poing une nuit de rage. Rose regarde l'image fragmentée de son corps flétri. Elle se rêve un instant jeune et désirable. Elle pense à son fils, là-bas si loin. Que fait-il à cet instant? Reviendra-t-il vivant? Indemne? Reviendra-t-il sur ses deux jambes ou dans un fauteuil roulant? S'il devait, oh mon Dieu non, s'il devait revenir sans ses jambes, trouverait-il une femme pour assouvir ses désirs d'homme? Aucune femme ne voudrait d'un infirme. Alors aurait-elle elle-même la force d'assumer les désirs de son fils? L'image d'elle même masturbant son propre enfant, paralysé sur un lit d'hôpital lui traverse l'esprit. Rose secoue la tête.
Bob, Sedona
Bob, le Champion des Prix sur les Meubles de Sedona, est adossé à la porte de la chambre. Il a le souffle court. Il sait qu'à cinquante ans, quand on est le patron de la plus belle boutique de meubles de Sedona, on ne pleure pas. Il ferme les yeux et revoit les photos que lui a présenté Paterson une heure plus tôt.
"Désolé Bob".
Contrairement aux apparences Paterson n'éprouvait aucune compassion pour Bob. Mais la compassion faisait partie du boulot. Pour cinq mille dollars les deux jours de filature, il pouvait bien inclure ça dans le service. De la compassion pour l'homme qui apprend que sa femme le trompe. Un peu comme les employés des pompes funèbres qui sembleraient presque pleurer l'être disparu avec la famille.
Bob a desserré son nœud de cravate, a déboutonné le premier bouton de sa chemise. Il a rempli le chèque et l'a tendu à Paterson.
"Bob, vous avez oublié les frais je crois. Mais bien sûr je peux attendre un jour ou deux".
Bob, lui a tendu un autre chèque correspondant aux frais.
Paterson a pris le morceau de papier entre ses doigts boudinés et crasseux et en a vérifié le montant.
"Bon courage Bob".
Le détective est sorti du bureau de Bob, sans prononcer un mot et sans que Bob ne lui accorde un regard. Il n'y a pas grand chose à dire aux cocus.
Bob essaie de respirer lentement et se presse l'arrête du nez en son index et son pouce. Il est sonné. Chacune de ses illusions a été blastée par la vérité crue.
Il les imagine, elle et Joe la Limace. Elle baisant ce gosse, cet infirme de vingt ans.
06:07 heure locale - Kaboul, Afghanistan. 17:07 heure locale - Sedona, Arizona, USA.
Jimmy, Kaboul
Jimmy s'étonne lui même de sa propre sérénité. Il ne ressent aucune douleur. Il voit ses intestins s'échapper de son propre ventre lacéré par les éclats de la roquette qui vient de s'abattre. Il voit son sang couler à gros bouillons de son bras arraché. Mais il ne ressent rien. Pas même l'effroi. Il n'entend même pas les hurlements des autres soldats qui s'agitent autour de lui, ni même les paroles du médecin qui se penche sur lui. Que lui crie-t-il?
Jimmy ferme les yeux. Dans son rêve éveillé, plus aucun désert. Pas de rebelle. Juste une immense prairie. Celle dans laquelle il aimait jouer quand il était gosse. Prairie verte si vaste, qui sent l'herbe fraiche. Sa mère qui le serre dans ses bras et son père qui lui lance un ballon. Il voit son chien Tim japper et courir après le ballon.
Et puis il lève les yeux vers ce ciel si bleu qu'il en paraitrait presque irréel. Même à Kaboul.
Rose, Sedona
Rose sursaute quand Bob enfonce la porte de la chambre de Joe la Limace. Elle est nue et découvre son mari, dans l'encadrement de la porte. Il est en contre-jour mais elle reconnaitrait sa silhouette massive entre mille. Puis elle distingue l'arme qu'il tient à la main. Sans doute ce pistolet qu'il avait acheté il y a des années. Joe la Limace s'est éveillé en sursaut et tente de se redresser dans son lit en prenant appui sur ses coudes. Bob lève l'arme sur lui.
"Vas-y Bob. Vas-y, s'il te plait."
Bob hésite et sa main tremble.
"S'il te plait, Bob."
Bob tire et touche Joe la Limace à l'épaule droite. Le sang gicle sur le mur. Joe la Limace parvient à se redresser sur son coude gauche. Rose jurerait à cet instant qu'il sourit. Bob presse une nouvelle fois la gâchette et touche Joe en pleine tête.
Puis il pointe son arme en direction de Rose.
"Qu'as tu fais de nos rêves Rose?"
Rose est lasse.
"Quels rêves, Bob? Quels rêves nous restent-t-il?"
Bob n'a besoin que d'une balle pour toucher Rose en plein cœur.
Bob, Sedona
Bob regarde sa femme glisser contre le miroir brisé de Joe la Limace. Il regarde le chemin de sang qu'a laissé son corps de sa femme en s'appuyant sur la surface froide.
Il remarque que Rose a gardé les yeux ouverts. Ouverts sur rien, pas même sur lui.
Bob ferme les yeux, pense à son fils Jimmy, là-bas. S'en sortirait-il mieux que Joe?
En introduisant le canon de son arme dans sa bouche une phrase lui revient en tête : A trop fixer nos rêves, on conçoit notre propre néant.
Où a-t-il lu ça? Et quelle importance cela pouvait-il avoir désormais?
Bob appuie sur la gâchette.
06:08 heure locale - Kaboul, Afghanistan. 17:08 heure locale - Sedona, Arizona, USA.
Paul le Clodo, Sedona.
Paul le Clodo décide de tout remballer.
Fourbis, caddie, pancarte. Tout. Encore une journée de merde. Il n'a pas fait un rond avec sa nouvelle sentence. Pas d'impact. De toute évidence, ça ne parlait pas aux gens. Et l'ex publicitaire qu'il était se dit que ça arrivait parfois, sur une campagne. Dans le milieu on disait que c'était un flop. On se réjouissait des flops des autres agences, on plaidait la conjoncture quand sa propre agence faisait un flop. Ouais, la conjoncture.
Ou alors, il avait perdu la main.
Demain il ferait plus classique. Il taperait dans la valeur sûre. Son chien à ses pieds et sa bonne vieille pancarte "J'ai faim".
Waouh ! On se laisse porter par cette écriture vibrante et vivante. "A trop fixer nos rêves, on conçoit notre propre néant" ?! Bravo !!
· Il y a presque 14 ans ·mls
Extrêmement riche, misère sociale, psychique, violence de l'absurde. La construction est très bonne,et l'originalité du parallèle fait écho à la distance et la proximité du lien de l'Amérique et de l'Afghanistan.Tout cela dans une subtilité philosophique et spirituelle. Bravo. Je vote aussi... vite d'ailleurs je crois que les votes sont bientôt
· Il y a presque 14 ans ·merielle
Cool, ça faisait longtemps que je n'avais pas lu quelque chose qui mêle tout ça, sexe et guerre, violence et désespoir, armes à feu et moignons roses, clodo et philosophie. Je trouve cette nouvelle réussie. Elle évoque tout de suite l'Amérique et ses côtés sombres, le crasseux et le morbide sous le clinquant. Je vais voter pour toi, cher Jeff parce que tu as du talent et parce que tu m'as fait passer un agréable moment de lecture. Ciao
· Il y a presque 14 ans ·jones
C'est excellent Jeff, ton texte m'a replongé dans le très bon "Né un 4 juillet" d'Oliver Stone ! Suis d'accord sur la possibilité de taper dans le roman ! Encore bravo !
· Il y a presque 14 ans ·leo
L'imaginaire empli d'authenticité, une plongée dans un défilé de désillusions et de détresses croisées. Un bel ouvrage, riche, soigné, travaillé...
· Il y a presque 14 ans ·mlpla
Super !!! et merci ...
· Il y a presque 14 ans ·morpock
Franchement ta de bonne idèe et le texte est pas mal j'ai bcoup aimer
· Il y a presque 14 ans ·fanfan93160
Dans mon texte il n'y en effet pas un rêve américain mais plusieurs qui se croisent et se percutent. Rêve de devenir un héros pour Jimmy (ah le mythe du héros si présent aux USA), rêve de réussite et de famille idéale pour Bob (le bonheur par la force de son travail et de sa détermination), rêve de beauté et d'éternelle jeunesse (c'est tendance à en croire les couvertures des magazines)pour Rose. Tous sont à la poursuite de leurs propres rêves, le regard rivé sur eux-mêmes, un peu comme autant d'Achabs qui souhaiteraient donner substance à leurs aspirations. Certains rêves s'ancrent dans un fantasme d'idéalité, d'autres dans un passé qui ne reviendra jamais.
· Il y a presque 14 ans ·C'est pour moi l'une des facettes, certes obscure, du rêve américain. C'est le visage de l'échec et des désillusions malgré tous les espoirs et toutes la force des hommes et des femmes qui aspirent à leur propre vision bonheur.
Merci à tous de vos lectures et de vos commentaires.
jeff-balek
Très bon récit, mais je ne suis pas sur que ça cadre avec la demande du concours. Bravo quand même.
· Il y a presque 14 ans ·pouetpouet06
Enorme!! Un texte dense, merveilleusement écrit. Me suis régalé à te lire Jeff. Absolument super!
· Il y a presque 14 ans ·lapoisse
Fort,mais est-on dans le sujet imposé?
· Il y a presque 14 ans ·Marcel Alalof
Fort et intéressant, mais est-ce bien dans le sujet du concours ? Ce texte contient l'idée d'un livre plus détaillé.
· Il y a presque 14 ans ·caditcarno
L'intelligence humaine mêlée à la sensibilité. Chouette texte. J'aime le personnage du clochard si pragmatique.
· Il y a presque 14 ans ·fragon
Merci de ton riche, très riche commentaire Abdelaziz. Je ne te cache pas qu'en écrivant cette nouvelle l'idée du roman m'a traversée l'esprit. Il y aurait tant de choses à dire sur le quotidien de ces personnages. J'avoue même m'y être un peu attaché.
· Il y a presque 14 ans ·jeff-balek
Excellent!
· Il y a presque 14 ans ·pointedenis
Excellent. Ambiance States garantie. Tu es vraiment très fort monsieur Balek.
· Il y a presque 14 ans ·bibine-poivron
j'aime bien, c'est fort...
· Il y a presque 14 ans ·mmagweno