C'est la fin.

rafistoleuse

     Je crois que c’est la fin. Je le sens, dans mes jambes, je dépéris. Je suis bancale, j’ai perdu toute ma dignité. Une partie de ma jambe droite a été malencontreusement amputée et son substitut est tout simplement ridicule. Ca ne fonctionne pas, on aura beau essayer de m’en convaincre. Ca fait illusion, tout juste. J’en conviens, ils ont fait de leur mieux avec les moyens qu’ils avaient et puis ils n’allaient quand même pas m’envoyer au cimetière. Selon eux, cette solution était l’opération la moins invasive. On voit bien qu’ils ne sont pas à ma place, ils ne peuvent pas me comprendre. En même temps, c’est vrai, je subis la vie, je ne suis pas assez actrice de ma destinée. Cela fait depuis … depuis toujours que je ne parle pas. On ne me demande pas mon avis, et je l’accepte. On m’a montré ma place, je n’ai pas d’autre choix que d’accepter sans broncher.


     Mais je dois vous avouer, je m’amuse bien dans cette vie. D’abord je ne me suis jamais sentie seule, j’ai toujours du monde autour de moi. J’aime que ce soit convivial, chacun dans son coin, ce n’est pas ma philosophie. J’aime être au centre de l’attention, je suis une égocentrique. J’aime qu’on  me touche, et pas seulement avec les yeux. J’ai vieilli, certes, mais j’ai encore du charme. J’ai encore des désirs à mon âge. Mais comme je suis plutôt muette, évidemment cela complique quelque peu les choses. Mais en général, on me cerne plutôt, bien, et l’on accepte que la communication me fasse défaut. D’ailleurs j’ai  eu pas mal de chance dans la vie, car je suis née sans trop de défauts de fabrication. Je suis bien roulée, oui. Le temps altère la matière première mais, ma beauté reste plus ou moins intacte. J’en ai vus, autour de moi, qui ne font pas les fiers. Je ne suis pas de nature frêle comme certaines. Je suis rigide, assez carrée dans ma façon de voir les choses, mais on peut compter sur moi, je suis solide, on peut s’appuyer sur moi et déposer les casseroles trop lourdes que l’on traîne derrière soi. Je suis capable de supporter beaucoup. Je demande en retour qu’on prenne soin de moi, qu’on me cajole, qu’on ne minimise pas mon rôle. Il n’y a rien de pire que de sentir inutile. Comment croyez-vous que certaines d’entre nous en arrivent à faire les trottoirs ? C’est honteux, pour nous et pourtant cela non plus, ce n’est pas notre décision, souvent elle s’impose à nous et on doit faire face aux réalités de la vie. Et le pire, le pire c’est qu’abandonnées sur le bitume, les voitures ne s’arrêtent pas. Et on est embarquées par des fourgons et là, là je ne vous dit même pas la suite. En vérité je l’imagine seulement. Puisque, entre nous, ce sujet est un peu tabou. Il y a beaucoup de rumeurs sur la façon dont on est traitées. Stop… j’arrête là parce que ça me révolte d’y penser…


     Ma vie a été plus longue que je ne l’imaginais, et bien plus heureuse également. Au départ, il ne présageait rien de bon. Il y en avait tellement, des biens plus belles que moi, des plus tape-à-l’œil, des plus spéciales. J’ai eu de la chance. J’en ai vécu de belles choses, beaucoup de moments drôles. Je me rappelle la réaction du couple qui m’a recueillie, ils ne savaient pas trop comment me prendre. On aurait dit que c’était une première. Ils étaient enthousiastes, mais maladroits. Ils ne savaient comment me mettre dans leur voiture. Ils n’étaient pas organisés, ils n’avaient pas tout prévu. Il a fallu s’adapter. Les premières semaines, j’ai été traité comme une reine. Je trônais seule dans mon royaume, et mes parents adoptifs me choyaient de leurs plus douces caresses. D’ailleurs, n’imaginant pas me mettre dehors une seule nuit, j’ai été témoin d’actes particulièrement choquants, pour mon si jeune âge. Les lumières étaient plus ou moins éteintes, mais tout de même. On n’a pas idée de faire ça de manière si impudique. Par chance je ne rougis pas, et ce, même sous les coups de chaleur. J’en ai fait l’expérience bien des fois, plus tard, avant de recevoir la protection qui m’est due. J’ai vieilli mais j’ai gardé les mêmes traits qu’à ma naissance. Et pourtant j’ai été frappée, sous le coup de l’impulsivité ou de l’imprudence mais je leur pardonne tout. J’avoue que je n’étais pas la seule à souffrir des leurs actes, je dirai même que ce sont eux qui avaient le plus mal. Personne ne me faisait d’excuses, je n’ai jamais compris pourquoi tous n’éprouvaient pas le besoin de m’en présenter. Alors je trouvais toujours le moyen de grincer. Pas longtemps, c’était de la provocation uniquement. Une petite attention envers moi et hop je me radoucissais.


     Ce matin, ils m’ont dit que j’avais besoin de prendre l’air, ils m’ont emmenée sur la terrasse. Ils se sont persuadés que je serai bien là. J’ai compris dans leurs yeux. Presque un fardeau. J’existe moins fort désormais.


     Être une table, qu’est-ce que c’est casse-pied finalement !

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