Cet e-monde
hermane
Souvent associée à l'idée de progrès, une évolution renvoie à une avancée dans le temps ou l'espace. Tout comme lui, elle peut être positive ou négative, par exemple : « la maladie évolue. »
J'écris cet article en sachant pertinemment que personne ne prendra la peine de le lire. Moins peut-être pour son manque d'intérêt qu'en raison de sa longueur, lire plus d'une page aujourd'hui relève de l'acte surhumain.
Les lecteurs sont devenus des héros.
Les écrivains, des demi-dieux.
Il y a même bien longtemps que plus personne ne lit.
Lire prend bien trop de temps et le temps, plus que jamais, s'amortit, s'économise, se rentabilise.
Cela s'est fait petit à petit. Ceux qui délaissaient les journaux et les livres pour se consacrer à des formats plus courts - on parlait d'œuvres « abrégées » ou de « brèves » - s'étaient ralliés aux adeptes de lecture rapide, fervents utilisateurs de Spritz. Eux-mêmes ont fini par se lasser de cette application qui, souvenez-vous, permettait de lire près de 500 mots par minute en les faisant défiler sous vos yeux.
Grâce à elle, les plus pressés avaient pu descendre des romans de 1000 pages en quelques minutes et des articles de 15 000 signes en quelques secondes.
Des kilos de livres avalés en quelques jours. L'expression « dévorer un livre » prenait alors tout son sens.
Un précieux gain de temps.
Les journalistes pouvaient continuer à écrire en sachant que le temps de lecture ne jouerait pas en leur défaveur et qu'un article, même long, serait lu, grâce à cet ingénieux système.
Ce n'est désormais plus le cas.
Malgré tout, si aujourd'hui, plus personne ne lit, j'écris.
Et sans eDo, masterpiece ultime de la marque Apple. Dernière trouvaille du grand Magic Steve, celui qui façonne notre société depuis l'invention du Mac.
Aboutissement, climax, point final et point d'orgue d'un processus de création qui aura débuté il y a presque 50 ans et qui s'éteindra avec lui.
Car il est impossible de mettre au point plus innovant, d'imaginer plus performant, plus utile, plus pratique.
Cet outil est parfait.
Cet outil est une fin en soi.
Cet outil est un chef d'oeuvre.
Il est l'outil par lequel tout est possible.
Le dernier cri des derniers cris.
Le nec plus ultra des nec plus ultra.
Il est la révolution.
Pourtant, vu de l'extérieur, il n'en a pas l'air. Un support fin, 2,6 mm, tout au plus, léger, 45,6 grammes, qui se décline dans toutes les couleurs possibles et imaginables.
Il fait tout. A la fois ordinateur et téléphone, télévision et caméra, et ressemble de près à ce que nous appelions tablette numérique, jadis.
Ultra-sensible, il s'active uniquement au contact de vos doigts ou au son de votre voix.
Il n'appartient qu'à vous seul, n'obéit qu'à vous seul. Comme un animal de compagnie ou un robot, me direz-vous. Pas tout à fait, mais nous n'en sommes pas loin.
Je me souviens encore du jour de sa sortie. Les réseaux sociaux faisaient office de média, les journalistes exprimaient en moins de 140 caractères ce qu'ils n'avaient pas envie d'expliquer dans un article ; vitesse, optimisation et rentabilité étaient les maîtres à bord d'un navire que nous ne tarderions pas à voir sombrer.
Et ce n'était que le début.
Le début d'une longue dégringolade vers l'évolution.
Le progrès.
Le positif.
Le négatif.
Depuis son apparition, ou plutôt son irruption dans nos vies, ce merveilleux outil s'est mis à faire à notre place, à peu près toutes les choses que nous étions a priori capables, habilités, formés à faire seul, avant.
En plus d'être un simple gadget à la pointe, l'eDo est une véritable Bible de connaissances. Il fait tout, sait tout, crée tout. Il est l'omniscience faite objet.
Vous pouvez installer toutes sortes d'applications mises au point par la marque, à commencer par l'eLink avec laquelle vous pouvez entrer en contact avec n'importe qui, à n'importe quel moment, à n'importe quel endroit de la planète. Vous pouvez converser avec lui comme s'il était à vos côtés.
Idéal pour un voyage virtuel.
Et chacun en va de son utilisation.
Chaque métier de la création en a tiré profit, ce qui aurait pu paraître paradoxal pour un outil qui annihile toute forme de création. Et pourtant.
Prenons l'exemple des artistes, qui en sont les meilleurs garants. Ou plutôt, en étaient.
Avant, ils dessinaient, seuls. Avec leurs mains, leurs outils, leur palette, leur stylet, leur ordinateur.
Maintenant, se dit artiste inspiré celui qui arrive le mieux à expliquer à son eDraw ce qu'il veut voir apparaître sur son écran.
Se dit bon graphiste celui qui en a la dernière version sur son eDo. Demandez-lui la couleur, l'effet que vous désirez, l'aplat, la forme, le design, flat ou reality, la version 3D, 4D, 5D. Vous les aurez. Vous obtiendrez mieux que tout ce que vous aurez pu faire vous-même.
De même pour les journalistes et des auteurs qui avant, écrivaient, seuls également. Les questions autour du papier et du numérique ont depuis bien longtemps disparu pour laisser place à une plus profonde, plus inquiétante, plus clivante : eWrite ou pas eWrite ?
Cette application les a conquis dès les premières heures de sa sortie. Une fois téléchargée sur votre eDo, elle vous permet, à partir des mots que vous lui donnez, de rédiger vos textes, d'un claquement de clic.
Une aubaine pour les auteurs en mal d'inspiration ou les étudiants fâchés avec l'orthographe.
Un préjudice irrémédiable pour les plus jeunes qui n'ont bientôt plus pris la peine d'apprendre à rédiger, à orthographier correctement un mot, à réfléchir à la syntaxe et à la grammaire, dans la mesure où l'eWrite leur fournissait du « tout écrit » en très haut débit.
Nourrissez votre eWrite de mots simples ou compliqués, il adore ça. Jetez-lui des mots en pâture. Livrez-les lui en vrac, pour qu'il les ingurgite, les ordonne, les hiérarchise, les assemble, les synthétise, les échange contre d'autres, plus précis, plus subtiles, plus pertinents.
Sans que vous n'ayez rien d'autre à faire. C'est magique.
Son côté pratique a fait de lui l'outil phare des journalistes, mais aussi et surtout des politiciens. Aux lumières des expériences de leurs prédécesseurs, leur eDo peut les conseiller, les amener à prendre une direction plutôt qu'une autre. Plus besoin de conseiller en communication, dans la mesure où leur eWrite rédige un discours sur mesure.
Ce qui me rend fou, c'est que l'eDo a fait disparaître la créativité et l'inspiration au nom de la rentabilité, sans que personne ne s'en soucie. A croire que cela arrangeait tout le monde.
La création n'est plus.
Le verbe « créer » ne se conjugue plus qu'à la troisième personne.
Désormais la création se délègue, se confie.
L'Homo Faber est devenu l'Homo Faber facit, l'homme qui fait faire, avec tout ce que cela entraîne, éclatement de l'empowerment humain, dissolution de l'action, disparition de la connaissance et de la réflexion personnelles.
Voilà à quoi l'on assiste depuis quelques années.
L'effort n'a plus sa place dans notre société. Je me demande si ce mot existe encore. Si j'en cherchais la définition sur mon eSearch, que trouverais-je ? Et d'ailleurs, à partir du moment où l'effort n'existe plus, pourquoi le mot existerait-il encore ?
Vous vous souvenez surement qu'Apple avait pour lettre fétiche le « i » , devenu presque un préfixe, étant situé avant tous les noms de ses produits. Désormais, le « e » est la lettre phare de la marque à la pomme, sa signature, son signe de distinction.
Comme vous l'aurez remarqué, tous les noms d'applications téléchargeables sur eDo sont précédés aujourd'hui de cette lettre, tout sauf anodine.
« E » & « i », « he » & « I », autrement dit "lui" et "moi". Un glissement sémantique subtil et une passation de pouvoir toute aussi discrète, qui annonçait la couleur.
Finalement, j'espère que quelqu'un aura relevé le défi de lire cet article, et jusqu'au bout.
Car ceci sera mon dernier.
Ben moi, je fais parti de ces gens cités en tête de chronique qui pour plus d'une page, tourne la précédente pour atteindre l'ultime, et ben là j'ai tout lu ! C'est que ça doit-être bon ! Bravo.
· Il y a plus de 10 ans ·effect
HI!HI!HI! 9'est inquiétant à souhait. Tu en es contente du iPhone5 ? Moi je vais attendre que le vieux sois cassé. Pour l'instant je m'en sers, en voyage, pour lire mes auteurs préférés et les autres sur WLW quand il fonctionne.
· Il y a plus de 10 ans ·Tu vas écrire encore ?
nyckie-alause
Super texte ! Que je n'ai pas trouvé long dans la mesure où il se lit tout seul (c'est une expression, je ne veux pas dire par là que je ne l'ai pas lu moi-même). Le sujet est intéressant, et l'analyse quasi visionnaire. Félicitations pour cette chronique (si tant est que tu n'aies pas été assistée pour la rédiger...)
· Il y a plus de 10 ans ·Chris Toffans
Ah ah non, je l'ai fait toute seule comme une grande :)
· Il y a plus de 10 ans ·Merci pour ton passage par chez moi et tes lectures !
hermane
J'espère qu'on arrivera jamais à ça........ on dirait le film transcendance
· Il y a plus de 10 ans ·dreamcatcher
En grève ?
· Il y a plus de 10 ans ·Stéphan Mary
j'aime beaucoup la conclusion
· Il y a plus de 10 ans ·Christophe Paris
Waow cartonne to texte, structure tip top, et puis suis certain que ce sera pas ton dernier, j'aime le sombre de ton texte
· Il y a plus de 10 ans ·Christophe Paris
La disparition de la création. Ca me plaît. J'aime aussi le rythme de l'écriture. Les enchaînements phrases longues, aphorismes, phrases courtes. C'est enlevé. C'est propre. Bravo!
· Il y a plus de 10 ans ·jeanmichemuche
Défi relevé avec le plaisir évident de lire une chronologie qui part d'avant pour arriver maintenant ! Chapeau c'est un texte extra qui sort de l’ordinaire, de l'ordre binaire aussi. Vos articles/chroniques sont rares et c'est bien dommage. Bonne chance pour le concours, votre sélection ne me surprendrait pas. Bonne journée et merci pour le partage
· Il y a presque 11 ans ·Stéphan Mary
Un article bien sombre mais je l'ai lu jusqu'au bout. J'espère qu'il y en aura d'autres.
· Il y a presque 11 ans ·Cleo Ballatore
J'ai lu totalement, tranquillement. Et j'ai la trouille car vous avez raison, Hermane. Et savez vous que le ringard que je suis NE CONNAISSAIT PAS eDo. (Sérieux, vous l'avez pas inventé , sadique?) Je ne suis qu'un très modeste auteur, pas demi-dieu (huitième de dieu?). Un test que j'ai fait dans les bus de Nice: Combien de passagers ne sont PAS en train de tapoter leur écran, de lui parler, de le caresser que c'en est indécent?
· Il y a presque 11 ans ·J'aime écrire sans aide de "e" ou "l", , en prose, vers, pièces de théâtre, pas haïkus, j'y arrive pas, Je n'avais pas interprété ce "e" ou "i" sémantiquement..
Eh! Hermane, déc......nez pas, hein, continuer à écrire! Si vous n'écrivez plus, je me flagelle et vous aurez ça sur la conscience!
astrov
Rassurez-vous Astrov, l'eDo n'existe pas, Pour l'instant du moins...
· Il y a presque 11 ans ·hermane
Ou bien il est déjà là, diffus, en dizaines de ces aides logicielles "gratuites", ellesi sont de véritables "balances" qui dénoncent nos habitudes, achats, fréquentations internet,.. Faites gaffe, maintenant on sait que vous fréquentez Astrov... Je blague... Juste un peu... E Do a une faiblesse: il est trop glouton!
· Il y a presque 11 ans ·astrov
Tres tres bonne chronique, un peu sombre, mais j'aime bien le cote sombre. La technologie, c'est sympathique, mais il y a toujours le risque que la technique aille trop loin (mes souvenirs de mes cours de philo se resument a ca!)
· Il y a presque 11 ans ·jasy-santo
Merci Jasy !
· Il y a presque 11 ans ·hermane
de rien! Et votre photo de profil est Legendary!
· Il y a presque 11 ans ·jasy-santo
C'est gentil ! C'est une photo de mon papa.
· Il y a presque 11 ans ·hermane
;-)
· Il y a presque 11 ans ·jasy-santo
Ah bah non pas le dernier ;) si ce n'était pas si bon , je déprimerai pour nos plumes en voie d'extinction!
· Il y a presque 11 ans ·Cécile Pellault
Vous êtes beaucoup trop sympa Cécile ! Merci !
· Il y a presque 11 ans ·hermane
Mais non mais non :)
· Il y a presque 11 ans ·Cécile Pellault