GOLIATH

Guillaume Gasbarian

Il cavalait sur la table basse. Je me suis saisi d’un gobelet en plastique et l’ai fait claquer d’un geste vif sur le plateau en verre. Je venais de le capturer. Je me suis penché en avant. J’ai plissé les yeux. Ce cafard était spécial. Il traînait derrière lui quelque chose. Un fil noué à son corps le rattachait à un tube blanc minuscule. Je suis allé à la cuisine chercher la bombe insecticide. L’évier débordait de vaisselle sale. Ces derniers temps, je revenais trop tard du travail pour m’en occuper. Depuis deux semaines je mangeais dans des assiettes en carton. Le cafard se baladait sur les parois transparentes. J’ai tapoté de l’index sur le fond du verre. Le cafard est tombé et j’ai soulevé le gobelet dans la foulée. Je l'ai poursuivi sur plusieurs mètres jusque sous le radiateur en le bombardant d’un long jet ininterrompu d’insecticide. Quand il est mort, je n’aurais pas pu dire si c’était dû au principe actif du produit, ou s’il s’était simplement noyé dans la mare que j’avais faite en lui vidant la moitié de la bombe dessus. Avec un ciseau à ongles j’ai coupé le fil et récupéré le petit tube blanc dans le creux de ma main. Il était imbibé d’insecticide, alors méticuleusement, j’ai déplié le morceau de papier roulé sur lui même. C’était un message. En petits caractères il y avait écrit : “Je suis enfermée au sixième étage. Aidez moi ! ”.

Il n’y avait qu’un appartement au sixième dont la porte n’était pas verrouillée. Le studio que j’ai découvert était vide. Au bas d’une autre porte close gisait une poignée. Je l’ai ramassée, l’ai remise en place puis ai ouvert. Dans l’étroite salle d'eau, une jeune fille était enroulée dans une serviette de bain, avachie au sol contre la cuvette des toilettes. Je me suis approché. J’ai touché sa peau nue du bout des doigts. Elle a ouvert de grands yeux exorbités et m’a sauté dans les bras. Elle est longtemps resté accrochée à moi en sanglotant. Je l’ai portée jusqu’au canapé. Elle était aussi légère qu’une enfant. Elle s’est saisie d’un bloc note et a écrit « Merci ». Elle avait tellement crié qu’elle en avait perdu la voix. Quand elle avait compris qu’elle était enfermée, elle avait appelé à l’aide tant qu’elle avait pu, mais l’appartement du dessous était inoccupé et le sien le seul de l’étage. En voulant défoncer la porte, elle s’était blessée à la cheville. L’eau lui avait permis de survivre sans manger. Elle avait entrevu cette solution des cafards au bord de l’évanouissement. Quand je lui ai demandé depuis quand elle était enfermée, elle m’a saisi le poignet pour regarder la date sur ma montre et a écrit « treize jours ». Elle a refusé que j’appelle les pompiers. Le médecin que j'ai fait venir lui a bandé la cheville en diagnostiquant une simple entorse. Il lui a fortement conseillé de se rendre aux urgences mais elle n’y tenait pas. Elle voulait simplement, si ça ne me dérangeait pas, que je ne la laisse pas seule. J’ai déplié le lit et lui ai préparé une soupe, comme le médecin me l’avait conseillé, pour que son estomac se réhabitue à la nourriture. Je me suis couché dans le lit tout habillé. Dans la nuit, la jeune fille est venue se blottir contre moi. Elle a calé sa tête contre mon épaule, a posé une main sur mon torse et nous avons fini par faire l'amour. Quand ce fut terminé, elle a allumé la lampe de chevet, a sorti un polaroïd d'un tiroir et a écrit « Carine » dans la marge blanche, sous son visage. En riant j’ai dit enchanté. Et elle s’est remise à pleurer. Elle a écrit que personne ne s’était soucié de sa disparition, qu’en définitive, enfermée dans la salle de bain, elle avait réalisé qu’elle n’avait ni famille ni amis. Puisqu’elle ne manquait à personne au dehors, elle ne sortirait plus jamais de son appartement. J’ai opiné de la tête sans la prendre au sérieux. A mon réveil, des centaines de post-it étaient accrochés partout dans l’appartement. Sur chacun d’entre eux il y avait écrit : « Merci ». Sur celui collé au miroir de la salle de bain : « Pourras-tu penser à réparer la porte ? ». Carine a préparé mon petit-déjeuner. Au moment de partir travailler, j’ai trouvé la porte du studio fermée.

Carine avait caché la clef, elle faisait comme si c’était un jeu, mais j’ai bien compris que c’était plus que ça.
J’ai d’abord était moins efficace au travail parce que je ne pensais plus qu’à Carine, puis j’ai commencé à manquer des journées pour m’occuper d’elle. Je lui cuisinais ses repas, lui faisais ses bandages et la conversation. Quand sa cheville a été guérie, j’ai réalisé qu’elle comptait réellement ne plus mettre un pied dehors. J'avais pensé que ça passerait, qu'elle avait parlé sous le coup de la colère. Mais si je n'étais pas là pour le faire, elle ne prenait pas même la peine d'ouvrir ses volets. J'étais effrayé par la violence d'une telle décision. J'étais devenu le monde entier à ses yeux.
Un soir, j’ai attrapé un cafard qui se baladait sur le mur avec un verre. J’allais le jeter aux toilettes quand Carine m’a violemment attrapée par l’épaule. Elle a écrit en majuscules « QU’EST CE QUE TU ALLAIS FAIRE ! » Je n’avais jamais vu dans ses yeux un éclat de la sorte et j’ai compris qu’il ne faudrait plus jamais que je recommence. Le problème, c’est que les cafards se sont mis à proliférer. On en trouvait partout, jusque dans le frigo. Il fallait que je secoue mes vêtements avant de les enfiler, et il en tombait toujours un ou deux. Le soir je décollais le lit du mur, discrètement pour que Carine ne le prenne pas mal. Heureusement j’avais mon studio. Quand je ne supportais plus de voir grouiller les insectes sur les meubles ou au plafond, je m’y accordais un moment de répit. Ici, je me permettais de désinsectiser et de tout passer à la Javel. Parfois, sur les cafards morts, je retrouvais un mot accroché. « Je t’aime », « Pourras-tu réparer la porte ? », « Dors avec moi ce soir » ou « Le repas est prêt ». Chacun des mots était signé Carine, comme si quelqu'un d'autre pouvait avoir l’idée d’accrocher une missive à une blatte. Quand je montais, le repas n’était jamais prêt.

Il l’avait peut-être été quelques heures ou quelques jours auparavant. Mais les cafards n’étaient pas des messagers très efficaces. Ils se perdaient dans la tuyauterie ou n’arrivaient jamais à destination. Carine le savait pertinemment, mais c'était devenu pour elle une sorte de rituel amoureux.
Bien que je ne supportais plus de voir la vermine proliférer dans son studio, après avoir passé quelques heures loin de Carine, j’étais toujours fou de joie de la retrouver. Elle a commencé à me demander de la documentation sur le sujet. Je lui ai apporté « La Métamorphose » de Kafka, puis des informations plus techniques que j’imprimais depuis Internet. Elle est très vite devenue une spécialiste de la blatte germanique, orientale, américaine, elle savait tout de son habitat, de son alimentation et de son mode de reproduction. Ce qu’elle apprenait, elle me le transmettait. Elle me montrait parfois un cafard sur le mur et écrivait Buk, ou Kitty, ou Bill sur un papier. Elle prétendait leurs avoir à tous attribué un surnom, mais je doutais de sa capacité à les différencier. Un soir que nous faisions l’amour, j’en ai vu un courir sur les draps et s’enfouir dans la chevelure de Carine. Je me suis arrêté net, me suis excusé et suis allé à la salle de bain. J’ai refermé la porte derrière moi et j’ai vomi le plus discrètement possible. Je me suis rincé le visage, me suis regardé dans la glace et j’ai décidé que cela ne pouvait plus durer.
Le Goliath est le seul produit insecticide qui fonctionne efficacement contre les cafards. C’est un attractif alimentaire. Un produit qui les attire, dont ils se nourrissent et qui les empoisonne. Et comme les cafards sont nécrophages, c’est à dire qu’ils mangent leurs congénères trépassés, lorsque l’un d’entre eux meurt dans le nid, toute la colonie est condamnée. Le pistolet de 100 millilitres coûte 150 euros et permet de traiter 1000 m2.

Une nuit où Carine dormait profondément, j’ai déposé des gouttelettes du produit sous l'évier, sur les plinthes et aux endroits de passage des blattes. Le produit devait agir sous quinze jours. Plus le temps passait, plus l’invasion se résorbait et plus Carine allait mal. Elle a perdu l’appétit et s'est mise à maigrir à vu d’œil. Elle perdait ses cheveux par poignées, que je ramassais chaque matin dans le fond du bac à douche. Sa peau est devenue diaphane et fine comme du papier à cigarette, au point que l’on voyait ses veines courir sous l’épiderme. Au quinzième jour, il n’y avait plus un cafard encore en vie et Carine ne sortait plus du lit. Alors que j’allais partir au travail, elle m’a retenu par la manche. Allongée sous les draps, elle s’est raclée la gorge et a prononcé ses premiers mots. J'avais presque oublié qu'elle était dotée de parole. Carine m’a dit, « Je repousse même les cafards ». Je l’ai convaincue qu’elle se faisait du mal, que moi je l’aimais. Je lui ai caressé la tête en lui promettant que désormais tout irait bien.

Quand je suis revenu dans la soirée, Carine avait disparu. Elle s'était volatilisée. J’ai tenté de me rassurer en pensant qu’elle était sortie se promener, heureuse d’avoir recouvré la parole. Mais les heures défilant, j’ai compris que ce qu’il se passait était grave. J’ai déambulé dans le quartier à sa recherche. Je suis allé au commissariat signalé sa disparition. Je me suis senti honteux quand j’ai fini par avouer ne pas connaître son nom de famille. Carine étant majeure, les policiers m’ont dit qu’il faudrait attendre plus de quelques heures pour entamer des recherches. Je suis retourné chez elle. Je n’ai pas dormi de la nuit et ne suis pas allé au travail le lendemain. Quand en fin d’après-midi on a frappé à la porte, je me suis précipité. Ce n’était pas Carine, mais un jeune homme avec un bouquet de roses dans une main, et un petit papier dans l’autre.

Il m’a demandé si Carine était là. Je l’ai regardé longuement, sans réagir, puis très doucement, je lui ai pris le mot des mains et j’ai refermé la porte en silence. Sur le papier, il y avait écrit « Rejoins moi pour la nuit. » J'ai froissé le message en serrant fort le poing.
Toute la soirée, j’ai frappé aux portes des appartements de l’immeuble. J'exigeais qu'on me laisse entrer, et lorsqu'on me le refusait, je forçais le passage. J'ai visité beaucoup de studios. Une fois dans la rue, j'ai sorti le polaroïd de mon portefeuille et suis parti à droite comme j'aurais pu partir à gauche. Il aurait fallu montrer la photo aux passants, les questionner, mais je ne parvenais qu'à fixer le visage, et le nom inscrit dessous. J'ai cherché Carine des jours entiers, à travers toute la ville.
Mes absences injustifiées au travail me valurent un licenciement pour faute grave. Très vite, sans un sou, je dus abandonner mon studio pour vivre dans celui de Carine. Je l'attendais en buvant trop. Un jour, on frappa à la porte et je n'osai plus croire que c’était elle. Des désinsectiseurs souhaitaient traiter l’appartement. Ils furent stupéfaits de trouver le studio aussi sain, alors que tout l’immeuble était infesté. Je leur expliquai comment j’avais calfeutré la porte et traité l’appartement. Un de leurs collègues venait de se donner la mort en ingérant une dose mortelle d'insecticide et ils me proposèrent du travail. Mes connaissances en la matière surpassaient de loin celle de mes camarades. Je devins vite le désinsectiseur favori du chef d'équipe. Ce nouveau travail était une opportunité : si Carine vivait ailleurs, elle habitait certainement un immeuble infesté. J’ai appris des gens chez qui l’on se rendait, qu’ils se laissaient envahir et gardaient le silence par honte. La plupart d’entre eux se résignaient à l’invasion, pensant le mériter ou ne pas valoir mieux. Quand nos binômes se séparaient, je faisais en sorte que mon collègue parte traiter les caves. Seul avec les habitants, je sortais la photo de mon portefeuille. Sans doute qu'il y a eu des plaintes. À la fin de ma période d’essai, mon contrat ne fut pas renouvelé. De nouveau inactif, je me remis à boire. Un soir, ivre mort, j’ai essayé d’en finir en vidant le contenu d’un pistolet Goliath dans ma bouche. Le goût était si infect que je n’ai pas réussi à avaler. Je me suis précipité dans la salle de bain pour tout recracher. Je me suis rincé la bouche, lavé le visage à l’eau froide et en me regardant dans la glace, j’ai vu le post-it, « Pourras-tu penser à réparer la porte ? ». Il était tellement là tous les jours que je ne le voyais plus, et je le lisais sans doute parce que, dans le reflet du miroir, la porte était close. Je me suis retourné. La poignée était à terre. Je n’avais pas le souvenir d’avoir refermé derrière moi, mais j’avais pu le faire par réflexe, comme ce jour où j’avais vomi d’avoir vu le cafard s’enfoncer dans la chevelure de Carine. Et j’ai soudain été persuadé qu’elle était là, que si je m’étais caché de quelqu’un, c’était d’elle. Carine était revenue. Peut-être même avait-elle refermé la porte derrière moi pour me jouer un mauvais tour, me rappeler à son bon souvenir. J’ai prononcé plusieurs fois son nom. Carine ? Il m’a semblé entendre des pas dans l’appartement et j’ai collé mon oreille contre la porte en souriant. Carine ? Mais il n’y avait pas un bruit. J’eus soudain très peur. Je n’avais plus du tout envie de mourir. J’ai essayé de manœuvrer le bas de la porte avec mes doigts, mais je m’y suis cassé les ongles. J’ai hurlé tant que j’ai pu. Avec tout l’élan possible, j’ai donné un premier coup d’épaule dans la porte, puis un deuxième. Au troisième, j’ai entendu ce bruit sec. Ce claquement. La douleur a suivi juste après. Je me suis laissé tomber au sol. Je venais de me déboîter l’épaule. Quelqu’un au-dehors s'inquiéterait-il pour moi ? Depuis Carine, je m’étais éloigné de ma famille et de mes amis. Et j'ai pensé à elle. Elle seule pouvait venir m’ouvrir. Elle n’allait pas tarder et me sauverait comme je l’avais sauvée. Ce n’était qu’une histoire de minutes, d’heures ou de jours.

En attendant, j’ai cherché des cafards dans les moindres recoins de la salle de bain. Tous ceux que j’ai trouvés étaient morts depuis longtemps. A l’un d’eux, découvert desséché derrière les toilettes, un petit tube de papier était accroché. Je l’ai déplié en sanglotant. Dessus, il y avait écrit : « Tu me manques ».

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