La mare aux hérons
petisaintleu
Il n'était pas un spécialiste de la biocénose. En approchant de la mare, il crut à des flamants roses, desservi par sa myopie, sa méconnaissance ornithologique et les pattes grêles qui lui firent penser à sa grand-tante Geneviève. Le ciel était bas, plombé de nuages. La frondaison des chênes bordant le point d'eau laissait espérer, avant qu'elle ne s'évanouisse, une rémanence de quelques jours meilleurs, qu'ils ne lutteraient pas éternellement contre les intempéries. L'arbre, au premier plan, le ramena à la réalité de sa pérégrination pastorale. Lui aussi pourrissait, les deux tiers du tronc sous les eaux, cerné par le fluide vital qui, à trop l'embrasser, l'étouffait.
À quarante-neuf ans, Jean sentait que ses forces s'étiolaient. Il n'ambitionnait pas de vivre indéfiniment. La soixantaine lui semblait être un objectif satisfaisant. Il ne souhaitait pas prolonger à l'infini sa goutte et ses rhumatismes. Le docteur diagnostiqua une hydropisie et lui apprit qu'il survivrait deux ans au maximum. Il ne s'en indigna pas.
Sa laideur, reliquat d'une série de maladies infantiles qui métamorphosaient son visage en un paysage de crevasses, de croûtes se refusant d'abdiquer et de plaques rougeâtres, ne lui donna pas la faculté de trouver l'âme sœur. Il vadrouilla entre son commerce de ferraillerie et le Louvre. Sa boutique, implantée rue des Franc-Bourgeois, lui offrait le loisir d'arpenter les galeries du musée. Au fil des ans, il acquit une indéniable renommée. Les gardiens se ravissaient de sa présence, cassant la mortelle monotonie de leurs va-et-vient. Les peintres amateurs se flattaient de son œil critique et avisé, prompt à apporter ses connaissances afin que leurs créations tendent au mieux vers une copie d'un maître dont ils n'auraient pas à avoir honte. Il suggéra à Eugène, son commis, de lui transmettre son négoce, moyennant une rente viagère de trois-cents francs par mois. Il accepta. C'était un juste équilibre.
Il le céda en septembre 1847. Sa destination était définie depuis plus d'un semestre. Une inextinguible nostalgie le transportait vers le bourg de sa jeunesse, Douan-la-Brezeille. La malle-poste le déposa au chef-lieu de canton en tout début de matinée. En descendant de la diligence, les exhalaisons animales qui empestaient le patelin le répugnèrent. Il s'extirpa avec soulagement de ses trente-trois heures d'enfermement entre une matrone fleurant l'ail, un marmot qui se lamentait et un notable qui s'écoutait parler. Il disposait d'une demi-journée pour louvoyer sur les sentiers et remonter les traces de son enfance. Il déguerpit de son village en 1814, arrachant le consentement de son père, désireux de se sacrifier dans l'holocauste napoléonien. Par une fortune qu'il n'avait pas choisie, plutôt timide et discret, il s'appropria un stock de casseroles hérité de son régiment dans une ultime déroute et prit la décision la plus importante de sa vie en ouvrant son bazar.
C'est au détour d'un virage que se dévoilèrent le marécage et les reliefs du massif granitique, berceau de sa famille. Il ne se remémorait pas son environnement puéril. Cet étang, ces échassiers, cette flore n'évoquaient aucune réminiscence de promenade qui aurait été les prémices de son pèlerinage le conduisant vers l'ère de rien, celle de l'innocence. Il s'assit et prit une pause-déjeuner. Frugal, il tira de sa besace un quignon de pain sur lequel il étala du saindoux puis il acheva son repas d'une pomme. Cette gourmandise se solda par une canine plantée dans la chair du fruit. Décidément, il s'impatientait de savourer ses derniers moments de relative santé. Il n'avait pas été gâté. Son corps endurait toutes les affres, suffisamment malignes pour qu'il végétât dans une désolation qu'il affrontait avec courage. Il ne se plaignait pas – auprès de qui l'aurait-il pu d'ailleurs ? – de ces maux qui l'assaillaient dès l'aube et finissaient au coucher dans un orgasme de douleurs.
Il se releva. Une larme muette s'écrasa sur la pelouse.
Quelle belle écriture. On dirait un auteur classique, ni plus ni moins.
· Il y a 6 mois ·Marie Barré
Marie, c'est exactement dans cet esprit que je l'ai écrit, étant un fan inconditionnel de la littérature française du 19e.
· Il y a 6 mois ·petisaintleu
Très beau style
· Il y a plus de 5 ans ·hugues-stephane
C'est un texte fort, bien écrit ! Bravo et merci...
· Il y a presque 8 ans ·perce-neige
C'est moi qui vous remercie pour votre commentaire.
· Il y a presque 8 ans ·petisaintleu
Superbe
· Il y a presque 8 ans ·teacheart
De très belle description :)
· Il y a environ 8 ans ·très jolie !
Alexandre
Bravo, un vrai régal.
· Il y a plus de 8 ans ·yl5
Piouh, même pas un commentaire décalé !
· Il y a plus de 8 ans ·petisaintleu
Dur de devenir respectable !
· Il y a plus de 8 ans ·yl5
Va falloir que je fasse du Roubi et de la crotte de nez !
· Il y a plus de 8 ans ·petisaintleu
Comme la chasse à courre, ou la religion, c'est un sujet à curer.
· Il y a plus de 8 ans ·yl5
C'est beau ! c'est même magnifique.
· Il y a plus de 8 ans ·lyselotte
Merci. C'est le 3e chapitre d'un roman en cours d'écriture :
· Il y a plus de 8 ans ·http://welovewords.com/collections/peintures
petisaintleu
Bravo et courage.
· Il y a plus de 8 ans ·lyselotte
Bravo pour ce superbe texte, et merci à Ade aussi alors... :-)
· Il y a plus de 8 ans ·Maud Garnier
Superbe texte !
· Il y a plus de 8 ans ·nyckie-alause
très joli chris pis vraiment loin de ta plume habituelle ( Enfin ce que j'en connais) j'y trouve beaucoup de choses différentes ce style là te vas bien aussi, très joli texte vraiment !
· Il y a plus de 8 ans ·Christophe Paris
Merci, et il y a la suite dans mon dossier "Peintures". J'ai idée d'écrire un roman en me basant sur de tableaux.
· Il y a plus de 8 ans ·petisaintleu
Belle idée :)
· Il y a plus de 8 ans ·Christophe Paris
J'aime beaucoup, très similaire par l'écriture au style de Balzac, un auteur que j'affectionne tout particulièrement. Très beau texte, belles tournures, j'aimerais écrire aussi bien.
· Il y a presque 9 ans ·assilem
Merci. Vous pouvez trouver la suite :
· Il y a presque 9 ans ·http://welovewords.com/collections/peintures
petisaintleu
Très réel ce retour au pays. Du Balzac, non point! On pourrait changer les dates, les avancer d'un siècle. Très beau texte dans un français jouissif!
· Il y a presque 9 ans ·Frankie Perussault
Très très très bon. Je n'aurais pas fait le rapprochement avec Balzac sans le commentaire de Véronique, mais c'est vrai qu'il y en a un peu. Dans cette façon de choisir ce qu'on décrit pour choisir ce qu'on ne dit pas. Dans la délicatesse, en fait, parce que malgré toutes les croûtes et les crevasses il y en a beaucoup, là dedans, de la délicatesse. Merci pour ça.
· Il y a presque 9 ans ·thib
Ouah, ben merci. Il va falloir que j'attaque la suite alors !
· Il y a presque 9 ans ·petisaintleu
Texte en miroir : http://welovewords.com/documents/la-mare-aux-herons-1
· Il y a presque 9 ans ·veroniquethery
J'adore ! Extrêmement bien écrit. La musique choisie est parfaite. On sent bien l'amoureux de Balzac dans ce texte. Bravo !
· Il y a presque 9 ans ·veroniquethery
Superbe, j'aime le thème,les ressentis, la richesse et la fluidité de l'écriture, bravo à toi, vraiment
· Il y a presque 9 ans ·marielesmots
J'aime beaucoup ce style feutré qui dit à peine, une vie grise, couleur héron.
· Il y a presque 9 ans ·fionavanessa