La mare aux hérons

petisaintleu

Suite "Des contrées lointaines". Libre inspiration d'après le tableau de Charles-François D'Aubigny.

Il n'était pas un spécialiste de la biocénose. En approchant de la mare, il crut à des flamants roses, desservi par sa myopie, sa méconnaissance ornithologique et les pattes grêles qui lui firent penser à sa grand-tante Geneviève. Le ciel était bas, plombé de nuages. La frondaison des chênes bordant le point d'eau laissait espérer, avant qu'elle ne s'évanouisse, une rémanence de quelques jours meilleurs, qu'ils ne lutteraient pas éternellement contre les intempéries. L'arbre, au premier plan, le ramena à la réalité de sa pérégrination pastorale. Lui aussi pourrissait, les deux tiers du tronc sous les eaux, cerné par le fluide vital qui, à trop l'embrasser, l'étouffait.

À quarante-neuf ans, Jean sentait que ses forces s'étiolaient. Il n'ambitionnait pas de vivre indéfiniment. La soixantaine lui semblait être un objectif satisfaisant. Il ne souhaitait pas prolonger à l'infini sa goutte et ses rhumatismes. Le docteur diagnostiqua une hydropisie et lui apprit qu'il survivrait deux ans au maximum. Il ne s'en indigna pas.

Sa laideur, reliquat d'une série de maladies infantiles qui métamorphosaient son visage en un paysage de crevasses, de croûtes se refusant d'abdiquer et de plaques rougeâtres, ne lui donna pas la faculté de trouver l'âme sœur. Il vadrouilla entre son commerce de ferraillerie et le Louvre. Sa boutique, implantée rue des Franc-Bourgeois, lui offrait le loisir d'arpenter les galeries du musée. Au fil des ans, il acquit une indéniable renommée. Les gardiens se ravissaient de sa présence, cassant la mortelle monotonie de leurs va-et-vient. Les peintres amateurs se flattaient de son œil critique et avisé, prompt à apporter ses connaissances afin que leurs créations tendent au mieux vers une copie d'un maître dont ils n'auraient pas à avoir honte. Il suggéra à Eugène, son commis, de lui transmettre son négoce, moyennant une rente viagère de trois-cents francs par mois. Il accepta. C'était un juste équilibre.

Il le céda en septembre 1847. Sa destination était définie depuis plus d'un semestre. Une inextinguible nostalgie le transportait vers le bourg de sa jeunesse, Douan-la-Brezeille. La malle-poste le déposa au chef-lieu de canton en tout début de matinée. En descendant de la diligence, les exhalaisons animales qui empestaient le patelin le répugnèrent. Il s'extirpa avec soulagement de ses trente-trois heures d'enfermement entre une matrone fleurant l'ail, un marmot qui se lamentait et un notable qui s'écoutait parler. Il disposait d'une demi-journée pour louvoyer sur les sentiers et remonter les traces de son enfance. Il déguerpit de son village en 1814, arrachant le consentement de son père, désireux de se sacrifier dans l'holocauste napoléonien. Par une fortune qu'il n'avait pas choisie, plutôt timide et discret, il s'appropria un stock de casseroles hérité de son régiment dans une ultime déroute et prit la décision la plus importante de sa vie en ouvrant son bazar.

C'est au détour d'un virage que se dévoilèrent le marécage et les reliefs du massif granitique, berceau de sa famille. Il ne se remémorait pas son environnement puéril. Cet étang, ces échassiers, cette flore n'évoquaient aucune réminiscence de promenade qui aurait été les prémices de son pèlerinage le conduisant vers l'ère de rien, celle de l'innocence. Il s'assit et prit une pause-déjeuner. Frugal, il tira de sa besace un quignon de pain sur lequel il étala du saindoux puis il acheva son repas d'une pomme. Cette gourmandise se solda par une canine plantée dans la chair du fruit. Décidément, il s'impatientait de savourer ses derniers moments de relative santé. Il n'avait pas été gâté. Son corps endurait toutes les affres, suffisamment malignes pour qu'il végétât dans une désolation qu'il affrontait avec courage. Il ne se plaignait pas – auprès de qui l'aurait-il pu d'ailleurs ?  – de ces maux qui l'assaillaient dès l'aube et finissaient au coucher dans un orgasme de douleurs.

Il se releva. Une larme muette s'écrasa sur la pelouse.

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