Un conte pour enfant ?

Alain Le Clerc

L’ambulance est sortie en trombe du stationnement de la bibliothèque. La pauvre Mme Magda était attachée au brancard et les ambulanciers lui ont administré un puissant sédatif pour la calmer. Le vieux bibliothécaire a expliqué aux journalistes de la télé que Mme Magda, une auteure connue de conte pour enfants, s’est soudainement mise à insulter les enfants, à cracher des injures les plus viles… allant même à menacer certains d’entre eux.

Toute cette incroyable histoire aurait pu être qualifiée de légende urbaine si un jeune aide-bibliothécaire  n’avait pas donné aux médias une copie d'un enregistrement vidéo amateur.

Voici la transcription de ce qui s’est passé à la bibliothèque de St-Constant, en banlieue de Montréal ce samedi 22 décembre 2012 :

(Monsieur Norbert Simon, qui se présente devant une trentaine de jeunes étudiants et étudiantes de 9 à 11 ans)

- Hum, hum. (il tapote le micro) Mes amis ! Merci d’être venu en grand nombre pour la lecture publique du dernier conte d’une auteure québécoise -et une grand-mère- adorée des jeunes et des moins jeunes … Mme Magda ! (applaudissements)

Une dame dans la soixantaine s’avance en souriant, elle ouvre un gros livre et pose de petites lunettes au bout de son nez.

- Bonjour ! Merci d’avoir bravé le froid pour venir écouter une vieille dame et ses lubies.. (rires polis) bien, commençons.

- La petite orpheline et le vieillard..

Une main se lève au milieu du groupe d’enfants.

- Oui? Demande l’auteure en esquissant un sourire.

Une fillette se lève.

- Madame Magda, pourquoi une orpheline, n’est-ce pas un peu cliché ? Un peu misérabiliste ?

- Quoi ? (elle soupire) c’est ta maman qui t’as dit ça ou quoi ? (elle fronce les sourcils en direction des adultes qui peuplent l’arrière de la salle) L’orpheline est un personnage, comme Harry Potter ou Annie ou Oliver Twist… Bien, continuons…

Un jeune garçon se lève à son tour.

- Et le vieillard ? Qu’est-ce qu’il fait avec l’orpheline ?

- QUOI ? Euh.. Bien,, jeune garçon, laisse-moi amorcer l’histoire . Et tu verras qu’il s’agit d’un joli conte sur l’amitié improbable entre une fillette et un vieillard esseulé qui ..

- Tu parles ! Un vieux pervers !

Mme Magda toussote. Elle reprend sa lecture en accélérant un peu le débit..

- Bon. La petite orpheline aimait jouer avec sa vieille poupée défraichie. Elle avait le cœur gros à l’approche de la fête de Noël. Un petit chat errant sauta sur le bord de sa fenêtre. Il constata sa tristesse et lui dit : ‘’ ne sois pas triste, car… ‘’

- Un chat qui parle! Dis la fillette.. Ça coupe l’identification stanislavskienne du lecteur dès le premier paragraphe..

- Ne sois pas si puriste, dis le garçon, il s’agit ici du classique emploi de l’anthropomorphisme cher à Walt Disney et Jean de Lafontaine.

Mme Magda regarde autour d’elle. Il s’agit sûrement d’une blague.. L’animateur d’une émission de télé de caméras cachées devrait sûrement faire irruption d’une seconde à l’autre… Bon, autant jouer le jeu …

- Le chat, reprit-elle, s’approcha de la fillette : ne sois pas triste, tous tes vœux seront exaucés avant minuit.

- Ah ! Bien ça c’est beaucoup mieux !!.

- T’as raison ! dit un garçon avec une énorme paire de lunettes. Avec cette phrase, l’auteure introduit un élément de suspense et elle crée une attente chez le lecteur.

Mme Magda fait un clin d’œil au bibliothécaire. Elle est certaine qu'il fait partie de ce canular bien orchestré...

- La fillette n’avait connu que l’orphelinat. Les murs froids, les repas frugaux et le personnel distant de cette institution lui avaient laissé un grand vide au cœur. Ce qu’elle souhaitait le plus, c’était de vivre un réveillon de Noël en famille avec un repas gargantuesque, devant un gros feu de foyer et dans une maison remplie de musique et d’amour. Mme Magda leva les yeux. Les enfants restèrent silencieux. Parfait, je peux continuer : ""les aiguilles de l’horloge tournèrent et le soleil se coucha…''

- Excellente, cette ellipse !

- Oui, mais moi, j’ai décroché … Un peu trop de distanciation brechtienne dans cette image.. Elle aurait pu simplement dire : ''un peu plus tard …'' propose le garçon.

- Ton idée est plus réaliste, mais moins forte du côté romanesque. De toute façon tu as toujours eu de la difficulté avec les envolées poétiques .. Tu es trop rationnel !

- Bien c’est ça ! reprit le garçon, et toi tu te passionnes un peu trop pour le dadaïsme et le surréalisme. T’as vu ce que tous ces excès ont donné du côté de la peinture ? Un mur blanc et c’est maintenant de l’art !

- On appelle ça de l’art contemporain, monsieur !

Mme Magda lève la main.

- Bon ça suffit ! elle sourit. D’accord, c’est rigolo. Vous m’avez bien eût ! Elle se tourne vers le bibliothécaire… La blague a assez duré .. Le bibliothécaire lève les bras pour signifier qu’il ne comprend pas très bien la réaction de l’auteure. Un tic nerveux secoue la paupière de l’œil gauche de Mme Magda.

- Bien alors si c’est comme ça, dit la vieille dame, finissons-en.. Où en étions-nous ? oui, oui.. Le vieillard malheureux qui arpentait les rues froides et sombres du Vieux-Montréal..

- Tellement cliché ! Dis le garçon aux lunettes.

- Et je te gage que c’est le chaton qui va réunir le vieillard et l’orpheline. C’est un énorme deus ex machina …

-C’est toléré dans les contes pour enfants .. Même si c’est un peu facile ..

- ÇA SUFFIT ! cria l’auteure ! Arrêtez cette mascarade tout de suite !

- Là tu vois, tu l’as frustré !

Mme Magda ferma le gros livre.

- NON, MAIS JE RÊVE ! Est-il possible pour une simple lectrice de lire un simple petit conte, pour des enfants …normaux !

- Ah bien là le chat sort du sac ! si je peux m’exprimer ainsi. Dis la fillette.

- Voilà ! Et le chat est plus vilain que dans le conte !! Renchéris le garçon. Je crois bien que mme Magda semble préférer un auditoire plus passif ..

- Plus naïf, oui ! Pff..Ronchonna la fillette en croisant les bras.

C'est à ce moment précis que l'auteure de renom péta les plombs...

- ASSEZ ! Assez ! J’abandonne ! OK, d’accord, c’est cliché c’est commun. Mais ce n’est pas une étude scientifique ! C’est un conte bordel de merde !

Le bibliothécaire se dirigea vers le micro. L’auteure le menaça avec son énorme livre.

- Laissez-moi finir mon histoire nom de Dieu !!

- Calmez-vous Mme Magda, vous semblez un peu stressé..Dis le vieil homme.

- Un peu stressé, moi ? Je n’ai jamais été aussi humilié de toute ma vie …

- Je te l’avais dit que la grand-mère était susceptible ! Ça transparait dans ses textes, malgré sa pauvreté littéraire et son manque d’originalité ..

- Bande de petits morveux ! Je … (le reste est inaudible sur la bande vidéo, quelqu’un a fermé le son du micro, on peut voir le regard fou de Mme Magda lorsqu'elle lance sa chaise et le bibliothécaire qui l’évite de justesse. La chaise fait tomber la caméra vidéo. La dernière séquence montre une vue de côté du bibliothécaire et de son assistant qui  tentent de maîtriser la vieille dame.

Tout de suite après, l’ambulance a été appelée et Mme Magda a dût être ligoté de force par les ambulanciers. Les enfants ne semblent pas avoir été traumatisés par l’évènement. Ils se sont placés tranquillement en rang pour entrer dans l’autobus qui les ramena au centre des enfants surdoués de l’académie Mensa de Montréal.

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