Bons petits plats

jeff-balek

Elle et moi on s’aimait bien et on n’avait pas beaucoup de fric. Alors passé quelques mois on s’est mis ensemble et on a partagé un deux pièces avec cuisine américaine.
Elle n’était pas bien jolie mais elle était vive et savait très bien cuisiner. Sa mère, me disait-elle, était une cuisinière hors pair, elle lui avait tout appris.
Une raison de plus qui a fait que je me suis dit que ce serait plutôt pas mal de me caser.
Nous faisions les courses ensemble après le boulot et passions beaucoup de temps à choisir ce que nous allions manger le soir.
On se privait sur pas mal de chose mais pas sur la bouffe.
Et pas sur le vin non plus parce que le vin, ça fait partie de la culture culinaire.
Elle cuisinait tout très bien, mais elle n’avait pas son pareil pour les plats en sauces mijotés.
Et moi, je n’ai pas mon pareil pour déguster ces plats-là.
C’est roboratif et en plus, ça calme mes angoisses, quand j’en ai.
Bourguignon, blanquette, agneau gendarme…
Elle n’avait de cesse de me présenter de nouvelles recettes fièrement en me faisant des tataaaaa quand elle retirait le couvercle de la cocotte.
Et ça sentait bon.
Et c’était bon.
Et j’en reprenais.
Parfois plus encore.
Curieusement, elle ne faisait que picorer. Ce qu’elle dévorait, c’était moi. Des yeux. Elle se délectait de me voir me délecter.
C’est ce que j’aimais croire.
Alors je me délectais d’autant plus.
Je peux dire que c’était les meilleures soirées que j’avais passé depuis longtemps.
Je les préférais à deux, c’est sûr, dans une intimité toute gastronomique.
Mais nous ne répugnions pas non plus à inviter des amis de temps en temps. Pas trop souvent.
Elle nous faisait ses plats, j’ouvrais les bouteilles de vins, et nous nous accordions tous à dire dès le soir même que nous avions passé une excellente soirée.
Nous nous glissions ainsi dans un présent douillet et délicieux. 
Confortable.
Et ça nous faisais du bien à elle et moi, de singer les couples heureux, après les années de galère que nous avions connues.
Je n’écrivais presque plus, mais elle me rêvait écrivain à succès.
Elle ne s’habillait plus trop sexy, mais je l’imaginais montant les marches rouges de Cannes à mon bras en faisant des doigts d’honneur à tous ceux qui avaient ignorés mon talent jusque là.
Six mois se sont écoulés comme ça.
Tranquilles.
Et puis un jour :
« Merde, qu’est-ce que t’as grossi
- tu crois?
Je n’ai pas trouvé grand-chose à répondre.
Alors je n’ai rien répondu et j’ai commencé à faire gaffe à ce que je mangeais.
« Ça te plait plus ce que je te fais à manger?
- ben si mais je fais gaffe.
Mais elle continuait à faire ses petits plats et je continuais à aimer ça.
« Mais c’est pas vrai. Tu grossis plus. Tu enfles.
C’était bientôt l’hiver.
Alors bien sûr, j’ai mangé plus. Histoire de me dire que j’aurais moins froid. Histoire d’oublier les regards en coin qu’elle me jetait. J’ai bien essayé de diminuer, mais si je faisais mine de moins en prendre qu’à nos débuts, le repas se finissait toujours en engueulade sous prétexte que la méprisais, elle et ses petits plats.
Et puis un jour :
« mais c’est pas possible! T’es devenu gras comme un porc! »
La discussion est partie en vrille et elle s’est barrée en me disant qu’elle ne pouvait pas se mettre au bras d’un mec comme moi. Qu’elle avait honte. Que je ne valais rien.
Je suis resté seul dans l’appart, j’ai fait la vaisselle et puis je me suis mis à écrire.
J’ai écrit toute la nuit.
Un de mes meilleurs textes, je crois.

Signaler ce texte