J'y tiens [Défi N°10 / club "Jetez l'Encre"]

 Sur le fleuve, une péniche éclairée aux guirlandes. De la musique, des voix qui s’entrechoquent. Passionnément. Jetez l’encre, c’est comme ça qu’elle s’appelle, et c’est la mienne de péniche, j’y tiens.

 Je me souviens, quand j’ai décidé de monter ma propre affaire, dans mon entourage personne n’y croyait. Ils étaient tous persuadés que je me casserais la gueule, que je ne tiendrais pas l’année. Je suis bien contente de voir à quel point ils se sont trompés. Bon, je vous avoue que j’en ai bavé, je suis passée par des périodes où j’y croyais plus beaucoup. Mais aujourd’hui, je peux en être fière. Ce bar est sans doute la plus belle aventure de ma vie. Quand je me suis lancée dans ce projet, je n’en menais pas large. Avec mon enthousiasme et mes deux bras,  j’avais tout à faire. Et autant dire que je m’y connaissais pas des masses, ni en décoration, ni en bricolage. Alors j’ai mis du temps, j’ai chiné des meubles dans les brocantes et les vides greniers. J’ai fait des trouvailles incroyables les jours de passage des camions poubelles pour les encombrants. Les gens ne savent pas ce qu’ils jettent. J’ai réfectionné des vieux fauteuils, récupéré à droite à gauche des machins dont les gens voulaient se débarrasser. Mes tables, ce sont des tonneaux de bière, et c’est plutôt pratique contrairement à ce que vous pouvez imaginer. J’ai dormi sur place pendant des semaines, faut dire que je ne dormais pas beaucoup, y avait toujours un truc à faire.

Un soir, allongée sur ma banquette, je cherchais ma place et gesticulait tant et si bien que j’ai glissé par terre, les coussins avec moi. Et c’est en prenant appui pour me relever que j’ai découvert une inscription, gravée au stylo dans le bois : Nous avons notre ancre en nous-même. Cette phrase résonnait en moi. Je n’étais pas sûre d’en avoir saisi le sens premier mais l’interprétation que j’en faisais me la rendait magnifique. Il ne m’a pas fallu longtemps pour que l’idée fasse son chemin dans mon esprit. Cet endroit, où j’espérais qu’on y jette l’ancre serait aussi un lieu où l’on jetterait son encre. Comme l’avait fait cet anonyme. Cette idée correspondait totalement à l’esprit que je voulais donner à cette péniche. C’était décidé,  il y aurait des mots, des phrases, partout. Et puis ça m’évitait le dilemme pour le choix des couleurs. C’était le plan parfait. Et dire que j’avais ça sous les fesses depuis tout ce temps. Mais pour que ça fonctionne, il fallait des clients. Pas de clients, pas de déco, le pari était gros. Et au bout de quelques mois de nettoyage, ponçage, vernissage et rafistolage, Jetez l’encre pouvait enfin ouvrir ses portes.  

Les premiers jours qui ont suivi l’ouverture, il n’y eut pas un chat. Je commençais à me dire que mes proches n’avaient pas tort. Il fallait que je fasse parler de mon bar. Je me suis mise à fabriquer des flyers maison, écriture manuscrite sur des feuilles A4 découpées en quatre. C’était laborieux. Mais j’avais trouvé un slogan « Un verre = un mot » que j’espérais assez intrigant pour qu’il y ait du monde.

Le jour même de ma première distribution, j’accueille ma première cliente. Cette femme avait l’air un peu paumé. Mais qui ne le serait pas en entrant dans un bar entièrement vide ? Elle m’adresse un « bonsoir » poli mais inaudible, tout en cherchant des yeux un moyen de fuir mon regard. Elle s’installe à une table et me demande un thé. Mangue ou pêche, je lui demande, et sors une cannette du réfrigérateur. Elle me regarde, interloquée. Il était 18h, je n’avais pas envisagé qu’on puisse vouloir du thé autrement que glacé. Prise de court, je lui propose un thé aux agrumes, que je gardais pour ma consommation personnelle. Ce petit malentendu avait réussi à détendre l’atmosphère et quelques centilitres d’eau chaude plus tard, j’en avais appris un peu plus sur Eurydice. Parolière en quête de musique, elle avait atterri ici par amour des mots et par curiosité, plus que par soif. Et pour initier ce qui serait le rituel de la maison, elle choisit un marqueur dans le pot qui trônait sur le comptoir du bar. Elle mit un bon quart d’heure avant de trouver l’endroit où elle voulait écrire. Lorsqu’elle posa les yeux sur la banquette, dans un murmure, elle s’exclama « Hugo ! ». J’avais marqué des points, et j’avais appris quelque chose. Ce bon vieux Victor avait donné naissance à l’âme de cette péniche.

Les clients ont commencé à débarquer au fil des soirées. Et les travaux de décorations avançaient bon train. Tenez, Psy, par exemple. Il avait cette rigueur presque scolaire à chaque fois. Il s’asseyait à la même table, écrivait en vert, toujours. A lui seul il a retapé la moitié du tonneau numéro 8. Il signait Psy à chaque fois. Personne n’a jamais osé demander plus de précision.  Psychologue ? Psychopathe ? Il n’est pas du genre à parler beaucoup, mais ce qui est sûr c’est que quand Psy cause, on se tait. Parfois parce que c’est intéressant, souvent parce qu’on comprend rien, mais il le prend bien.

 Et si y en a que ça faisait rigoler, c’était Christine et Mary. Elles étaient là depuis le début et elles passent toujours au moins une à deux fois par semaine. Tout le monde les connait, on peut toujours compter sur elles pour mettre l’ambiance. Mary a même un cocktail à son nom, le bloody Mary revisité, une tuerie, je vous dis. Cinq fruits et légumes dans le Stephan Mary, il fallait y penser : au jus de tomates, citron et céleri, elle a proposé d’ajouter du jus de carottes et de betteraves. Et ça fait fureur depuis ! Quant à Christine, c’est la reine du shifumi, on a tous essayé. J’ignore si sa connaissance du Japon s’arrête à ce jeu mais c’est très drôle de voir les clients se mesurer à elle sans jamais réussir à la contrer.

Chaque client apporte ses mots, certes, mais tellement plus. Apolline, c’est l’experte en remèdes de grand-mère. Elisabetha était très influencée par les éléments de la nature, elle avait l’impression qu’ils exerçaient une force sur elle autant moralement que physiquement. Le vent lui causait des maux de dents, et c’est Apolline qui avait trouvé la solution à ses maux. Depuis les deux femmes avaient beaucoup sympathisé.

Je pourrais vous parler de chacun d’eux, ils ont tous une histoire, qu’on connait ou pas. Ils ont tous quelque chose de spécial, un talent, une particularité. Lyselotte est une cuisinière hors pair, une fois par mois j’organise une soirée buffet et elle m’offre gentiment ses services. Alice, a maintes et maintes fois tenté de me faire adhérer au vermeil. Du vermeil sur les murs, dans les toilettes.  Je suis persuadée qu’elle devrait se reconvertir en décoratrice d’intérieur, elle a du potentiel. Sa colocataire, Pat, pourra confirmer ce que j’avance. Y a aussi Colette, une accro au vélo qui ne manque jamais de venir de désaltérer chez moi après son sport tous les soirs. Je pense à Ode qui a réussi à nous faire aimer Véronique Sanson, il faut dire qu’après la trente-et-unième écoute, on l’a dans la tête. On a même entendu Hector la fredonner,  lui  qui est un grand amateur de classique autant dans la musique avec Berlioz que dans la littérature avec Hugo. Rien que de l’eau, rien que de l’eau, bon ça reste de l’ordre de l’utopie pour la plupart d’entre eux et c’est bon pour mon commerce.

Derrière mon comptoir, j’ai appris tout un tas de choses et j’ai été témoin de délires farfelus que je ne pourrais pas vous raconter avec exactitude.

Et je ne compte pas vous faire croire que tous les clients qui sont passés un jour, sont tous revenus. Il y en a beaucoup qui sont passés qu’une fois ou deux, et dont je ne vois plus l’ombre depuis longtemps mais quelque part, ils ont chacun à leur façon contribué à ce que la péniche est devenue aujourd’hui.

Ce soir c’est un peu un anniversaire, ça fait presque un an que ce petit monde se côtoie et même si ils n’ont pas tous pu être présents, c’est comme s’ils étaient là.

«  - Hey Rafi, tu nous payes ta tournée ?

-          NZ, ‘tain,  t’es revenu de Los Angeles depuis quand ? C’est la crise ici, t’es au courant ? Apprécie bien ton verre, parce que tu vas devoir le payer !

-          Ouuuuuuh …. Il t’a presque crue, c’est dingue, t’es parti trop longtemps si tu saisis même plus les tentations de blagues foireuses de Rafistoleuse !

-          Octo, youhou je suis là ! Tu pourrais attendre que je sois partie, pour me faire tes compliments !

-          Prends des cours avec Mathieu, j’sais pas moi, il a l’art de manier le verbe, le verre, enfin les deux… D’ailleurs il ne devait pas t’aider pour le service ce soir ? 

-          Si, mais il est encore dans ses corrections de copies !

-          At spes non fracta !

-          Matt, t’as conscience que tu vas devoir nous offrir un dico de latin à chacun un jour où l’autre hein ?

-          Tout pour faire plaisir à ma déesse préférée !

-          Grecque, la déesse, pas latine …

-          Ce que tu veux, j’ai peur moi …

-          Oh la… la tension sexuelle monte entre Athénaïs et Matt, c’est chaud !

-          Mélanie, je crois que tu pourrais voir de la tension sexuelle entre une bouteille et un sous-verre…

-          Eh bien, elle n’aurait pas tout à fait tort, la bouteille pose bien son cul dessus.

-          Laéra !

-          Ben quoi ?

-          Raf’ regarde, y a Jackal et Bis qu’essaient d’écrire au dessous de la table !

-          Eh oh, ça va vous retomber dessus les amis, ce serait con quand même.

-          Ouais mais on veut écrire la face cachée des choses …

-          Ouuuuh c’est beau ça !

-          Octobell , tu veux bien jeter un œil, qu’ils ne perdent pas les leurs ?

-          Oui, oui, je vais les aider !

-          Nan mais euh … bon allez de toute façon, vous êtes tous obligés de rester pour ranger le bordel demain !

-          Demain on n’aura pas fini…

-          Yume, y a des gens qui ont besoin de sommeil, on n’est pas tous comme toi …

-          On l’est quasiment tous, sauf toi Rafi …

-          Oui bon, Chris, mais je tiens le coup quand même… C’est qui,  qui vous sert des verres à point d’heure, qui vous met jamais dehors, hein ?

-          C’est parce que tu nous aimes bien !

-          Ca doit être ça, Heart … Ou bien parce que j’ai mon chiffre d’affaire à tenir !

-          Allez, c’est le moment de porter un toast … Rafi, je te laisse la parole … Eh oh, taisez-vous, y a Rafi qui veut nous dire un truc …

-          Heu … oui, enfin, oui … Merci Effect…Bon je vais faire court…

-          Alors là c’était magnifique, quel discours!

-          Yannick, laisse-la finir …

-          Je voulais juste vous dire merci, d’être tous là ce soir, que cet endroit n’aurait jamais été ce qu’il est sans vos petites mains, vos grandes gueules et vos sourires. Juste merci. »

Sur le fleuve, une péniche éclairée aux guirlandes. De la musique, des voix qui s’entrechoquent. Passionnément. Jetez l’encre, c’est comme ça qu’elle s’appelle, et c’est la notre de péniche, j’y tiens.