LAVOMATIC

Guillaume Gasbarian

Je ne me rappelle plus quand cela a commencé. Ni comment. J’imagine qu’on a dû me faire une remarque que je n’ai pas relevée. Puis ça a pris de l’ampleur. Chaque mois, désormais, quand je sors de mon immeuble en traînant mon bagage à roulettes derrière moi, les voyous de la rue chuchotent sur mon passage et les commerçants m’adressent de petits signes de la main en me souhaitant bon voyage.
J’en ai fait mon rituel. Au tabac, je demande de la monnaie à la caissière, elle la pose sur mon paquet de cigarettes en s’enquérant de ma destination. Je réponds avec aplomb le nom d’une capitale ou d’un pays extrait d’un atlas. À leurs yeux, je suis un aventurier des temps modernes. Je suis dépêché par le gouvernement, un journal géopolitique ou un organisme humanitaire. Je ne les détrompe pas. Je pourrais les décevoir.
Deux cents mètres plus loin, je jette un coup d’oeil à gauche, à droite, et m’engouffre furtivement dans la laverie automatique. Je me précipite dans l’angle mort du fond, celui qui m’abrite des regards extérieurs, je sors le linge sale du bagage, l’enfourne dans une machine, alimente les compartiments de lessive, d’adoucissant et glisse la monnaie du tabac dans la fente. Le tambour se met à tourner, je m’assieds sur le banc et ouvre un livre de Bouvier ou le Lonely planet approprié. Le Lonely planet a ma préférence parce qu’il me permet d’apprendre l’Anglais. Parfois je relève la tête de ma lecture pour digérer une information de celles qui alimenteront mes témoignages au bistrot du coin. Quand je perds le fil, je m’imagine assoupi dans le siège d’un avion planant à dix mille mètres d’altitude.
Bien que le linge soit déjà sec et plié dans le bagage, je ne regagne mon appartement qu’à la nuit tombée, quand les rideaux métalliques des commerces sont abaissés. J’emprunte des petites rues qui double le temps de mon trajet, au pas de course, le visage camouflé derrière un pan de mon manteau. Je gravis les étages de mon immeuble sans allumer la lumière. Je prie pour ne croiser personne. Je glisse la clef dans la serrure le plus silencieusement possible. Je ne claque pas la porte.
Durant trois ou quatre jours, parfois plus selon ma destination, je demeure silencieux dans mon appartement. Personne ne doit savoir que je suis là. Je dors la plupart du temps. Quand je juge que mon absence a assez duré, je sors dans la rue. On me demande de raconter et je raconte. Je récite. Je me rappelle un soir être rentré dans le bistrot du coin, le taulier s’est exclamé « Le voilà !», il m’a présenté à un Mexicain qui blanchissait sa moustache de bière. Le Mexicain m’a demandé ce que j’avais vu du Mexique. Je suis ressorti du bar à reculons, en prétextant avoir oublié mon portefeuille.

Cela fait maintenant trois jours que je dors dans mon appartement de Belleville, pour les autres je suis à New York. Quand j’ouvre les yeux, un gars se tient droit dans ma chambre, à deux mètres de mon lit, il se gratte la tête et m’observe, incrédule. Je me redresse enroulé dans ma couette. Je lui demande comment il est entré, ce qu’il désire. C’est un jeune de ma rue. Il me croyait parti en voyage. Il comptait vider mon appartement. C’est le bruit de la fracturation de la porte qui m’a réveillé. Je suis désolé qu’il ait déployé tant d’énergie pour rien, qu’il ait nourri de faux espoirs. Comme je me sens un peu coupable, je nous prépare du thé. Quand il repart, je lui abandonne mon lecteur DVD pour acheter son silence. Chaque mois désormais, quand je reviens de la laverie, Karim vient me rendre visite. Il frappe à la porte, parfois il m’attend assis sur les marches de l’escalier. Nous discutons, et il repart toujours avec quelque chose. Chaîne Hi-fi, ordinateur portable, appareil photo numérique, frigo, table basse, étagères.

Mois après mois, lessive après lessive, il vide mon appartement. Nous devenons amis, il passe même quand je n’ai pas de linge sale à laver. Nous buvons du thé. Je lui prête des livres, Bouvier et les Lonely Planet, qu’il me rend toujours. Il me dit qu’il ne veut plus rien me prendre. Que ce n’est pas compatible avec une relation amicale saine. J’opine de la tête pour l’approuver, mais pense que mon appartement est vide et qu’il n’y a de toute façon plus rien à y prendre. Quand nous voulons regarder un DVD, nous allons chez lui. Étrangement, je m’y sens comme chez moi. Il a mieux agencé mes meubles que je ne l’avais fait. Je ne lui demande pas de me restituer mes biens, je ne veux pas qu’il me prenne pour un matérialiste de bas étage. Les livres que je lui ai prêtés lui ont donné envie de voyager. Nous envisageons de partir ensemble.
Après quelques mois d’économie nous achetons une camionnette et débutons notre tour d’Europe. Amsterdam, Copenhague, Berlin, Varsovie, Budapest, Belgrade, Zagreb, Vienne, Prague. Ce n’est qu’à notre retour que je m’aperçois, en reliant au crayon les villes sur une carte, que nous avons voyagé selon un motif en spirale. Notre voyage nous a à la fois rapprochés et éloignés. Vivre à deux, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, s’est avéré parfois conflictuel.

Karim vient m’annoncer que, durant notre absence, son appartement a été visité. On lui a tout pris. Il m’explique que c’est sûrement ses potes de la rue. Je lui réponds qu’alors ce n’est pas grave. Il dit qu’il ira boire le thé chez eux pour s’en assurer.
Karim vient moins souvent. Puis il ne vient plus du tout. Je me surprends à discuter seul de temps à autre, à répondre à l’écho que me renvoient les murs blancs de mon appartement vide. Je dois me reprendre en main, remeubler mon intérieur. Avec l’argent de la vente de la camionnette, je vais faire les magasins.

Je n’ai envie d’aucun des articles à vendre. Je me suis passé de tout tellement longtemps, que je n’ai plus besoin de rien. J'achète une machine à laver.


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