TROCADERO

Guillaume

Il était tard quand je me suis arrêté. Sur la droite, tu m’attendais. Les vendeurs à la sauvette et les cohortes touristiques dormaient, dans de pauvres hôtels loués à des marchands de sommeil et dans de beaux palaces aux épaisses moquettes.

Il faisait froid, l’air était vif et transparent. Les lumières de Paris brillaient plus fort que les étoiles de la voie lactée. J’avais trop bu, une fois encore.

Cerné par les deux bras d’un même palais, je marchais sur tes dalles cirées par tant de pas universels.

Par centaines de milliers, chaque jour, ils se pressent, manifestent, crient, se bousculent, sous la pluie, sous le soleil. Vendeurs africains de souvenirs, touristes pressés, skate bordeurs, amoureux enlacés, militants des choses humaines, vous êtes mon petit peuple quotidien.

Debout près des statues dorées enfantées par de glorieux sculpteurs, j’entendais la clameur de cette ville qui jamais ne dort. Une voix faible parvint à mes oreilles.

- Connais-tu mon histoire ?

- Qui parle?

- Celui que tu foules, cette esplanade que les peuples opprimés nous envient.

J’ai vraiment trop picolé, pensai-je.

- Raconte-moi.. !

- il y a bien des siècles, sur la colline de Chaillot se trouvait un couvent que votre Révolution détruisit. Sur ce promontoire devenu désert, quelques belles endimanchées venaient admirer la Seine et la rive gauche clairsemée de bâtiments annonçant la beauté du Paris haussmannien. C’est à cette époque que je pris mon nom en souvenir du fort du Trocadéro, au large de Cadix, qu’un corps expéditionnaire conquit, lors d’une guerre oubliée. En 1878, je devins un palais pour une exposition universelle dans un mélange de styles digne d’un roman de Pierre Loti. Le vingtième siècle s’affirmait et pour l’exposition universelle de 1937, on ne garda que mes ailes. Du palais, on fit table rase. Là où je m’élevais jadis, on bâtit cette esplanade et puis les cascades et les jardins, à la manière d’une Babylone des temps modernes. Ainsi naquit le palais de Chaillot, Passy et Paris, c’est ainsi que se nomment mes ailes, un théâtre côté Est, un musée pour la glorieuse marine vers l’Ouest et le musée de l’Homme. 1948: en ce lieu, l'Assemblée générale des Nations Unies adopta la Déclaration universelle des droits de l'homme.

Au-delà de mon parvis qui plonge vers la place de Varsovie et le pont d’Iena, il y a la belle dame de France, dans sa crinoline superbe, étoilée chaque nuit. Parfois, nous nous parlons tandis que nous nous faisons face sur chaque rive de la Seine. La grande tour, faite de poutrelles et de rivets entrelacés par un génial Gustave, m’a dit un jour que c'était moi l’étendard de la France. Mais l’esprit a besoin de symbole. Et c’est toi, tour Eiffel, qui fut choisie. Plus à gauche, le dôme étincelant de dorures des Invalides attend une nouvelle grandeur de ce cher pays, trop amoureux d’histoire et de belles lettres.

- Revenons à toi, esplanade.

- Je porte la Liberté, du Tibet à l’Ethiopie, de Cuba jusqu’au fond des jungles birmanes. Tant de drapeaux brandis, issant l’espoir à bout de voix, tant de banderoles ici tendues par des mains nues sont venues défier les dictateurs glissant sur le Wilson dans leurs limousines blindées vers un palais de la République. Je suis la Liberté, le parvis des opprimés, des oubliés, qui n’ont pour tout bagage que le rêve d’un avenir meilleur. Chez moi, ils sont chez eux, et face à la tour Eiffel, je les reçois à bras ouverts quand ils n’ont plus d’endroit où crier. J’ai fait tomber des dictatures, mené tant de combats. Quelque fois, j’ai été usurpé, trompé, humilié par ces enfants se réclamant de moi, je sais… Mais il n’est de révolution, de droits humains acquis sans effusion, sans trahison. La Liberté emmène dans son sillage la Mort, toujours, je le sais… Je suis le Trocadéro, le parvis des droits de l’Homme. Maintenant et pour longtemps.

Bien des nuits je revins, mais pour tout compagnon je ne trouvai que le silence d’un lieu désert.

Ce soir, si le destin le veut, tous ensemble et par cette belle voix, nous te rendons hommage, toi, Trocadéro, fierté française et universelle.

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