Brouillon...
junon
Brouillon...
Je vous ai attendu tout le jour. Les heures se sont écoulées, mornes, égrenées dans une infinité de secondes toutes plus pesantes les unes que les autres. Le temps s'est étiré comme il sait si bien le faire lorsque l'impatience se conjugue à l'espoir et aux doutes.
Vous aviez dit: "je viendrai".
Je vous ai cru.
Ce matin, fébrile, j'ai bondi d'entre mes draps qui gardent encore un peu de votre odeur .
J'ai détaillé les gestes pour me faire désirable, souligné mes yeux de noir charbon et de brun mystère, vaporisé un nuage de parfum au creux de mes seins, accroché à mes oreilles de longues gouttes d'argent, laissé, canaille, un pendentif aux couleurs du soleil se perdre à l'orée de mon décolleté.
J'ai fait peau de velours et pied léger, serti de satin noir. L'espace d'un sourire, je me suis revue enfant, glissant mes pieds trop menus dans les escarpins de ma mère, pour jouer à la dame. En nouant la bride fine autour de ma cheville, j'ai senti soudain un coeur de femme battre la toquante au fond de ma poitrine, fort et grave à la fois, et je me suis dit que j'étais prête. Et grande... enfin.
La table du salon s'est parée d'un bouquet de fleurs fraiches. Les boutons tendres et gonflés de volupté des pivoines ont mis des éclats de couleurs sur mes murs blancs.
J'ai cuisiné. Vous auriez peut-être faim... posées sur la planche en bois, des courgettes vert pâle, fermes et menues, des aubergines du plus beau violine, auxquelles se sont joints citrons et tomate grappes, parfumées au point d'en être presque sucrées. Le tian s'est élaboré lentement, une tranche de couleur après l'autre, plat d'artiste peintre tombé en amour du goût.
Une fois les légumes rangés en file indienne, en tronçons bien ordonnés, ne restait plus qu'à apporter la touche finale. Une volée de poivres enivrants, du sel gris de Guérande qui colle un peu aux doigts, du thym frais émietté entre les paumes, à l'odeur entêtante, puis un filet d'huile d'olive de première pression, presque âcre d'avoir tant de saveurs. Le four était chaud, le plat de terre cuite y resterait près de deux heures, à confire lentement dans la douce chaleur.
Alors que commençaient à monter en volutes les parfums des légumes se mélangeant les uns aux autres, la pâte sablée a été réalisée en quelques gestes précis. Volupté subtile de la farine qui s'égrène entre les doigts, lourde du sucre et du beurre intimement mêlés. Elle reposerait au frais, le temps encore de préparer l'amandine. Collé à mes mains, un délice de cuisinière goulue savouré en catimini. Privilège intime de ceux qui élaborent dans le secret des cuisines la délicate alchimie des saveurs et des goûts.
Un regard dans le miroir, j'avais le nez encore poudré du blanc de mes gourmandises illicites. J'aurais voulu que vous me trouviez ainsi, une mèche tombant sur l'oeil, suçant avec délectation mes doigts, l'un après l'autre.
Le regard que je vous aurais rendu aurait valu tous les discours.
J'ai rangé dix fois la revue posée sur la table basse, redressé les coussins du canapé. Réécouté en boucle le disque que j'avais choisi. La voix chaude de Norah Jones a bercé mon après-midi languissant. J'aurais aimé dormir un peu peut-être, étourdir mon attente dans l'abandon du sommeil. Mais je craignais de vous manquer, ou alors que vous ne me trouviez bien légère de m'être ainsi oubliée dans un réalité où vous n'étiez pas.
Alors j'ai attendu, et soupiré après vous...
... de fines volutes d'air, soufflées entre mes lèvres.
... des souffles éperdus, échappés de mon sein.
... des ouragans d'envies, grondants au ceux de moi.
J'ai imaginé vos mains, ma peau, vos bras qui m'enlacent, mes mains sur votre nuque, vos baisers voraces, ma bouche offerte, vos doigts qui trouvent leur prise dans ma crinière, mon cou qui se ploie, votre corps, ma jupe qui glisse, votre bouche, la mienne qui se rend, vos hanches tendues, mes reins qui se cambrent, votre désir qui m'affole, le mien qui lui répond, vos paumes sous mes fesses, mon chemisier qui s'ouvre, vos doigts inquisiteurs, mon coeur qui s'emballe, votre exigence, mon envie folle...
... vous me bousculez, je capitule...
La nuit est venue sur la pointe des pieds, comme il sied à ces jours de printemps..
Le tian a refroidi. La cuisine me semble glacée, glacé aussi l'appartement trop bien rangé, ma jupe bien repassée, l'amandine qui ne vous régalera pas, la musique que vous n'écouterez pas à mes côtés... et mon maquillage qui ce soir me fait des yeux de clown triste.
Vous n'êtes pas venu.
Vous qui n'êtes qu'une esquisse, un tracé en devenir, un dessin à l'imparfait...
Vous qui n'êtes qu'un brouillon d'homme.
Quand l'attente ne tente le latent....
· Il y a presque 12 ans ·merci pour ce texte.
Olivier Sun7
Junon, je t'ai envoyé un mail, tu l'as bien reçu ?
· Il y a plus de 12 ans ·Jean Louis Michel
Un texte comme un poème en vers libres, une musique sucrée de mots, des odeurs de cuisine et d'amour, c'est parfait !
· Il y a plus de 12 ans ·Jean Louis Michel
Délicatement poétique..
· Il y a plus de 12 ans ·tzsara
Le temps sait si bien s'étirer et certains hommes si bien se tirer... une balle dans le pied ;)
· Il y a plus de 12 ans ·jones
tu es une orfèvre, et dans ce mot il y a "or", délicatement tu as ciselé ce texte, magnifique de beauté et de finesse... j'espère qu'"il" sait ce qu'il a perdu...!
· Il y a plus de 12 ans ·woody
Une femme parfaite pour un brouillon d'homme ! quelle déraison...
· Il y a plus de 12 ans ·amères regrets, amères mets...
lyselotte
Du début à la fin, divinement, on déguste, les narines emplie des odeurs de la cuisine, puis de ton odeur, mais l'attente, pour toi, pour nous, se termine, en nuage de douleurs, de désillusions, pour ce brouillon, cet ombre, qui a fini par détruire l'attente. Un brouillon, si bien écrit, que j'étais toi! Réussi et coup de cœur, pour cette femme qui attendais.
· Il y a plus de 12 ans ·Yvette Dujardin
Merci à tous de votre passage.. et de vos mots gentils, si, si... :))
· Il y a plus de 12 ans ·junon
Très belle écriture, fine et brute à la fois. Ca a été un plaisir de te relire
· Il y a plus de 12 ans ·Bryan V
C'est très beau et très touchant.
· Il y a plus de 12 ans ·divagations-solitaires
bravo Junon! un bien beau texte! une écriture subtile, j'ai beaucoup aimé!
· Il y a plus de 12 ans ·Karine Géhin
Un brouillon, quand il est mauvais, l'avantage c'est que l'on a moins de scrupules pour le froisser et le jeter à la poubelle, avec les épluchures de légumes...
· Il y a plus de 12 ans ·Joli ! Junon, c'est bon.
wen
CDC assurément!
· Il y a plus de 12 ans ·sophie-l
Eh oui... mais le problème est que tant qu'on a pas essayé d'écrire l'histoire, on ne sait que rarement à l'avance si cela restera au stade du brouillon ou finira en roman fleuve.
· Il y a plus de 12 ans ·Par contre, attaquer le plat de non-résistance sans même déguster une petite mise en bouche, ce ne serait pas un peu du gâchis...?? :)))
junon
très bien écrit
· Il y a plus de 12 ans ·pour ce genre de brouillon le mieux est de rester naturelle
on perd moins de temps et ce genre de brouillon ne s'intéresse que très peu à la décoration ou la mise en bouche il préfère attaquer le plat de non résistance de suite, quelque soit l'enveloppe
reverrance
Un très joli texte Junon... Bravo
· Il y a plus de 12 ans ·E.L.Y
Super bien écrit. Sans doute que le "je viendrai" était en fait un "je viendrais". Mieux se faire inviter au resto en prévoyant d'enfiler au dernier moment une petite robe noire avec ce genre d'énergumène.
· Il y a plus de 12 ans ·divina-bonitas
C'est beau, doux comme une caresse, çà fond comme un sucre sur la langue... CDC
· Il y a plus de 12 ans ·cerise-david
On te l'a déjà dit Junon, je le sais : tu es délicieuse...
· Il y a plus de 12 ans ·Léo Noël