DEJA LOIN

Marcel Alalof

Nous sommes dans ce café de la rue Soufflot, assis tous les quatre autour de la table du fond.Il est environ 14h00. La plupart des étudiants ont déserté le lieu.Je prends la parole, en grande forme.

Il est vraisemblable qu’un observateur extérieur aurait plaisir à nous écouter. Pourtant en plein élan, j’ai soudain la sensation d’une sorte d’intervention extérieure, d’une intrusion. Je tourne la tête. Je remarque sur le côté, à ma droite en avant, une personne seule, assise à une autre table, qui m’écoute, souriante, le regard aimable. J’ai immédiatement l’impression d’avoir été abusé dans mon intimité et la foudroie du regard. Elle a senti ma colère et, inquiète, détourne les yeux.Ayant pris conscience que je pouvais être écouté par d’autres que ceux que j’avais choisis, je baisse le ton, perds de ma spontanéité, mets ma bonne humeur en sourdine. Mes amis n’ont rien remarqué, cependant…

Et puis, je sens la personne se lever. Je regarde. Je vois des cheveux longs, aux tons châtain et reflets roux légèrement pris dans un foulard de soie vert pâle aux motifs qui m’échappent. Je vois les traits délicats d’une Asiatique qui n’en est pas une. Je vois des yeux marron clair, irisés de vert. Je vois les plus belles lèvres du monde. Je suis, d’un coup, ému, fasciné, pris, par cette vision pourtant fugitive.

Les jours suivants, je n’ai de cesse de la revoir. J’essaie de me renseigner à son sujet, de manière apparemment anodine, pour ne pas laisser percer mon intérêt. J’apprends qu’elle a participé activement aux manifestations étudiantes, où un CRS lui a asséné un coup de matraque en pleine bouche.Je la vois enfin un soir à l’intérieur d’une voiture, devant la bibliothèque, qui discute avec un autre homme. Je la croise le lendemain, elle me regarde. Je regarde ailleurs, crispé.

Les semaines passent ainsi. Je pense à elle sans cesse. Je souhaite faire sa connaissance et je ne sais comment.Et puis je disparais quinze jours pour me faire opérer.

De retour à la Faculté, je commence par me rendre au café où sont tous mes amis étudiants. Je m’asseois à une grande table, où il y a Charles, Gérard et quelques autres. Je porte un sparadrap à l’annulaire droit et une bague en ambre à l’annulaire gauche, qui masque mon alliance de jeune marié. D’autres personnes nous rejoignent. Je suis un peu dans le flou, peut-être encore sous l’effet de l’anesthésie.Elle entre dans le café, se dirige vers nous. Je fais mine de ne pas la voir. Charles, qui semble la connaître, lui propose de s’asseoir. Elle se présente : « Claude !.. » dit-elle.

Nous sommes au moins six personnes à la table. Je n’écoute plus les conversations : elle est en retrait, elle aussi. Puis soudain, les gens se lèvent, s’éparpillent. L’heure des cours, sans doute.Nous sommes seuls à la table, elle et moi sur la banquette. Je ne sais quoi dire, n’ose la regarder. Je suis pétrifié, mais observe un visage impassible.

Alors, je me lève à mon tour et sans dire un mot, sans la regarder, sans la saluer, comme si elle n’existait pas, je sors…

Les jours d’après, le rêve est devenu cauchemar. Je veux toujours la revoir et lorsque nous nous rencontrons, je sens son regard hostile, et je détourne la tête, ou fais semblant de ne pas l’avoir vue. Elle a sans doute interprété mon comportement comme une marque de désintérêt à son égard et me renvoie mon hostilité supposée.

 Le manège continue pendant plusieurs semaines : espoir de la revoir contre hostilité. Je commence à réaliser que j’ai tout gâché.

Les examens approchent, je suis abruti par le travail de révision. J’ai l’impression de lire sans comprendre.

La Bibliothèque du Panthéon ferme à 10h00 du soir. Je suis vers 10h15, sur le Boulevard Saint Germain.Je discute avec une jeune femme très illuminée, qui aborde les passants pour les convaincre que Dieu n’existe pas et que l’Energie est Dieu. Je ne vois pas la différence, mais me garde de la contredire. D’un coup, je lui demande si elle croit à l’Astrologie. Elle s’esclaffe, me répond que bien sûr que non. Je la regarde et lui dis : « Vous êtes Verseau ! ».Elle sursaute, est ébranlée. J’ai visé juste, l’intuition sans doute.La conversation est drôle, intéressante. Je reprends ma forme et, en même temps que je lui parle, je me dis : « Si Claude passe maintenant, sur le Boulevard Saint Germain, je l'aborde!».A peine ai-je formulé ce souhait en mon for intérieur, qu’elle apparaît sur le boulevard à une vingtaine de mètres devant moi, accompagnée. Elle semble m’avoir vu en grande discussion avant que je ne l’aperçoive, et me sourit.Je ne détourne pas la tête, mais la lève vers le ciel, rencontre la cime des arbres du boulevard Saint-Germain, puis la baisse.

Elle est passée. Je l’ai laissée passer.

Enfin, l’année universitaire se termine, pour moi dans le désespoir car je sais qu’après je ne la reverrai plus.

Je me retrouve une fois de plus au café. Les semaines ont encore passé, l’étudiant ironique et caustique que j’étais, a fait place à un grand anxieux. Je la vois rentrer dans le café. Quelqu’un l’invite à notre table. Elle ne me porte aucune attention. Elle s’asseoit, sans doute involontairement loin de moi.Une conversation aimable, peut-être intéressante, mais dont les propos m’échappent, s’instaure, de laquelle je m’exclus ou me sens exclu. Je suis triste,très différent de celui que j’étais dans ce même café le jour où je l’ai, pour la première fois rencontrée.Et puis, en sueur, le regard inquiet, je tente de me mêler à la conversation. Le ton, le fond sont piteux. J’en ai encore honte.

L’Université se termine. Les années passent et je pense à elle tous les jours. Peut-être l’ai-je croisée une ou deux fois au Quartier Latin. Je ne sais. Quatre ans plus tard, je pense toujours à elle. Et puis, une nuit, je me réveille en sursaut. Je suis convaincu qu’elle est morte. Ma vie privée est un tel gâchis alors, qu’il ne s’agit pour moi que d’une épreuve de plus.Je ne pense plus à elle maintenant, et je poursuis mon parcours automatique pour le bureau, d’où je rentre le plus tard possible.

La vie continue, le temps passe, la vie change. Mon travail me plait, j’ai trouvé l’amour partagé.

 Je me promène rue Soufflot le premier samedi du mois de septembre 1997, vers 13h30. Il fait beau et doux. Je suis détendu. Je traverse vite la rue Saint-Jacques, car le feu est au vert.

Je ressens une impression inhabituelle, comme quelque chose qui semble me suivre dans ma progression.

 Je vois une personne en face de moi, encore sur le trottoir, qui avance, ne pouvant détacher ses yeux de mon visage. Je la regarde à mon tour. Mon visage affiche une neutralité bienveillante. C’est elle. Moins jeune bien sûr, mais toujours belle.En même temps que je la regarde ne sachant trop quoi faire, mais ne le montrant pas, je réalise que je n’ai pas traversé au feu rouge et tourne automatiquement la tête dans le sens opposé, vers les voitures. Le feu est orange ; mon regard revient vers elle. Elle n’est plus là.

 Je m’immobilise sur le trottoir quelques instants, la tête baissée, face au café où nous nous sommes rencontrés vingt-six ans plus tôt. Je réalise seulement…

Je me retourne. Elle a traversé la rue Saint-Jacques, est maintenant engagée sur le passage clouté de la rue Soufflot. Déjà loin.

Aujourd’hui, je pense encore à elle, mais différemment. Je me dis que, de toute façon, ça n’aurait pas pu marcher.

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