Des mots en cavale

Mathieu Jaegert

Des idées de départ, j’en avais eu, toutes abandonnées au fil de l’avancée de mes récits sans saveur. Mais celle-ci était sur le point de ne pas sombrer et de se transformer en idée de fuite.

Au moment de fermer l’enveloppe, je savais que je commettais une erreur. Une fois dans la boîte aux lettres pourtant, j’ai oublié que mon départ en était une. La nuit encore épaisse de l’hiver naissant m’a inondé d’une chaleur anormale qui s’est propagée délicieusement des pieds à la tête, finissant par m’arracher un sourire. Je contemplais ma vieille bagnole et les bagages réduits au strict minimum.

L’évidence m’était apparue sans prévenir, et m’imposait une fuite rapide. Je n’avais pas eu l’occasion de tergiverser, ni de mûrir le moindre plan. D’autres s’en étaient chargés pour moi. Sophie trouverait ma lettre dans quelques heures seulement, et ne l’ouvrirait que vendredi, jour de ses quarante ans et de mon retour supposé du colloque annuel de l’association. Ma montre affichait cinq heures du matin, l'affaire était pliée, je n'étais plus pressé. J’aurais pu me retourner vers la maison, comme beaucoup font, même dans les meilleurs films. Jeter un dernier regard à ce passé composé, pas si parfait que je le faisais croire. A quoi bon ? Un futur plus que parfait me tendait ses bras puissants. En guise de pied de nez à la maladie qui m’avait cloué dans mon fauteuil, j'ai enjambé le muret inachevé, symbole de l'effritement de ma vie. La sacoche noire contenant mes carnets les plus précieux reposait déjà sur la banquette. Ces pages remplies frénétiquement depuis tant d'années recelaient la vérité, celle-là même qui me précipitait vers un horizon meilleur. Ma valise calée dans le coffre, il ne me restait plus qu'à me laisser aller, confortablement installé au volant. J'ai fini par me retourner, non pas sur la maison endormie, mais sur le siège arrière. A travers la toile synthétique, les mots amassés semblaient me conforter dans mon entreprise que quiconque aurait jugé audacieuse. Sauf eux. Mes mots. J’osais enfin me les approprier. Simples complices jusqu’alors, ils avaient servi de révélateur il y a dix jours. Si les mathématiciens alignent les chiffres, les formules et les démonstrations, j'avais quant à moi recherché la meilleure combinaison. A mesure que mes cahiers s’étaient gonflés de notes et à force de faire glisser en vain ma plume sur le papier, j’étais parvenu à donner le change. Mes proches me pensaient guéri. Oui je l'étais, mais partiellement. Maintenant que la voiture était lancée sur le chemin cabossé d'avoir subi gels et dégels, une chose était certaine, ils n'assisteront pas à l'ultime étape de ma guérison. Je quittais l’arrière-pays méditerranéen, cette zone géographique aussi vague et vaste que mon envie d’y rester restreinte.

Je mettais le cap au Nord sans autre GPS que les mots de mes carnets. Mon contact m’avait donné rendez-vous sur une aire de repos peu avant Lyon. Je ne savais encore que très peu de choses sur elle. Elle s’appelait Véronique et avait de solides références. Je m’en contentais.

Il n’était pas question de prendre l’autoroute. Le réseau secondaire m’avait permis de flâner. A partir de Valence, j’ai commencé à me mettre dans la peau de Laurent Jantet. Fini le vague à l’âme qui occupait mon esprit au moment de tourner le dos à ma vie. Il avait laissé la place à un mélange d’excitation et de soulagement. Mes doigts tapotaient le volant alors que le seul album que j’avais emporté tournait en boucle depuis le départ. J’avais abandonné le superflu et emporté l’essentiel, matérialisé par mes cahiers. Dans deux heures, elle me remettrait les papiers, passeport et carte d’identité. J’ai balayé l’embryon de bilan qui tentait une incursion dans mon esprit. De toute façon, si je devais définir ma vie d’écrivain raté je raterais également ma définition. Mieux valait donc me concentrer sur la suite. La maladie avait joué un rôle majeur. Depuis dix jours, ma façon d’appréhender les choses avait évolué. Je ne considérais plus mon environnement de la même manière, ni mon stylo, ni même Sophie. Elle avait dû remarquer un changement mais l’imputait à de mauvaises raisons. De mon côté, je n’avais rien laissé transparaître de ma décision, tout juste quelques indices déstabilisants éparpillés au détour d’une conversation anodine ou d’une banale dispute.

J’allais maintenant confronter mes écrits à l’épreuve du terrain comme l’étudiant se lance à l’assaut du monde du travail bardé de diplômes et de certitudes académiques. Je m’apprêtais à accomplir un travail primordial, proche de celui du reporter, au contact direct de personnes écorchées, de vies beaucoup moins lisses que la mienne. La maladie m’en avait empêché jusque-là.

Il était dix heures quand je suis arrivé à l’aire indiquée. Le rendez-vous avait été fixé une heure après. J’avais pris de l’avance pour profiter des derniers instants avant le basculement. L’aire de repos, déserte, était très mal entretenue. J’ai ouvert ma fenêtre pour  humer l’air frais au goût de liberté. Et j’ai observé. J’ai contemplé le moindre détail du relief dissimulé ici ou là par une nappe de brume récalcitrante. La végétation endormie de ce mois de décembre m’apaisait. Les senteurs multiples, les courbes harmonieuses du paysage, les vieilles bâtisses en ruine, les bruits de la circulation et des oiseaux en quête de nourriture s’imposaient à moi délicieusement.  Mon acuité sensorielle s’amplifiait en un écho retentissant. J’ai alors pris une résolution, j’allais me servir à tout moment de cette faculté à ressentir le monde. Ma plume devait se nourrir de cette perception accrue que je devais entretenir désormais. Les mots jailliraient avec plus de consistance, aidés par les lignes reposant là sur le siège arrière, comme autant de jalons.

Elle est apparue dans mon rétroviseur, m’extirpant de ma douce torpeur.

L'espace d'un instant, j'ai été déstabilisé par les traits de son visage.

Mais ses premiers mots m’ont rassuré.

Synopsis 

Ce matin de décembre, Patrice, écrivain désabusé, s’engouffre dans sa voiture et prend la fuite, tirant un trait sur sa vie passée au pied des Cévennes.

Dix jours avant son départ, un événement a servi de révélateur. Tout s’est alors accéléré.

A quarante ans, il se voit comme un auteur seul et aigri, persuadé de n’avoir aucun talent parmi la jungle des écrivains, connus ou anonymes et médiocres comme lui. Mais l’écriture lui a permis de s’affranchir de la maladie qui l’a cloué dans un fauteuil pendant tant d’années. Cette maladie dont lui-même n’a jamais su grand-chose si ce n’est que les médecins ne lui avaient jamais tout expliqué.

Les dix jours précédant sa fuite l’ont brutalement éclairé sur son état de santé et sur son activité d’écrivain. Gonflé de certitudes et d’une confiance qu’il ne se connaissait pas, il abandonne Sophie, sa femme, et sa maison, et part à la recherche de la vérité.

A bord de sa voiture, il sait qu’il tourne le dos à son passé pour mieux y replonger. Et si cette fameuse maladie avait des causes toutes autres de celles qui lui avaient été présentées ? Pourquoi sa mémoire en avait-elle été affectée ? Les cahiers qu’il avait remplis de notes ou de débuts d’histoires détenaient-ils des indices ? Et s’il n’était pas l’auteur médiocre qu’il pensait être ?

Sa cavale l’emmènera loin de son village natal. Elle le conduira au plus près de la vérité, à l’occasion d’un périple au long cours l’amenant à forcer son caractère et à prendre des risques.

Vers Lyon, il prend l’identité de Laurent Jantet. Démarre alors une nouvelle vie. A ce moment-là, il est loin d’imaginer les implications de son immersion au cœur de sa propre vie. Au gré de ses rencontres et de son enquête, il va pourtant vite être confronté à l’autre Patrice, à l’autre face de sa personnalité.

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