Hasard programmé
antoine-lefranc
Chère Laura,
Tu ne le sais pas encore, mais ce soir, tu vas faire une rencontre et tomber amoureuse. J’espère que tu n’avais rien de prévu à la place… Mais je ne m’en fais pas trop : on est jeudi, et le jeudi, d’habitude tu ne fais rien. Le mercredi, tu vas au sport. Le vendredi, tu vas au cinéma. Ou alors boire un verre avec tes amies du boulot au bar de la place des Quatrans. Mais le jeudi, tu ne prévois visiblement rien. Cela me convient : quand nous serons ensemble, on pourra décréter que le jeudi c’est soirée repos. On commandera des pizzas, on s’affalera dans notre canapé et on regardera la télévision. Tu te peindras les ongles des pieds, et moi je te regarderai. Ce sera chouette.
Ahhh Laura, si tu savais comme je trépigne en écrivant ces lignes : aujourd’hui, nous allons enfin faire connaissance ! Bon, il serait plus exact de dire que tu vas faire ma connaissance, vu que pour ma part, je connais déjà tout ou presque de toi. Tes goûts vestimentaires (J’aime beaucoup ton trench beige, c’est dommage que tu le remettes plus trop.), ton auteur préféré (Henri Vernon. Je ne connaissais pas. J’aime bien en fait), la marque de ton téléphone… Je suis ton plus grand fan, Laura. Le seul, j’espère.
La première fois, je ne t’ai pas vue, je t’ai entendue. Mardi 10 mars. Il était dix-huit heures et je m’épuisais sur un fichu dossier à rendre pour le soir même, ou plutôt la nuit même. Tout d’un coup, une délicieuse mélodie est montée de la rue jusqu’à ma fenêtre de bureau que j’avais heureusement laissée ouverte pour combattre à la fois la chaleur et l’ambiance sinistre du bureau. Tac tac tac tac, que ça faisait. C’était exquis. Jamais je n’avais soupçonné que le bruit de talons aiguilles contre un trottoir mal entretenu pouvait à ce point me transporter vers des sommets oniriques. Evidemment, je tournais la tête pour voir celle qui transformait l’agitation sonore de la rue Edouard Petitgros (Médecin et député, 1875-1937) en un délicieux récital.
Laura, c’eut été faux de dire que tu étais belle : tu étais la beauté incarnée. Si on sculptait encore des vénus, nul doute qu’on t’aurait pris pour modèle. Le teint rose, le sourire charmeur, les yeux bleus qui semblaient faire la conversation avec toutes les choses qu’ils regardaient… Une joie pour le regard, un réchaud pour mon âme, voilà ce que tu étais Laura, et ce que depuis tu n’as jamais cessé d’être.
Bien entendu, l’envie m’a pris de planter là mon inepte rapport sur les prévisions de rentabilité économique de l’exploitation de pétrole dans les fonds sous-marins à l’horizon 2030 et de courir te rejoindre. La facette intrépide de mon être me soufflait qu’une telle occasion ne se présentait qu’une fois dans la vie. Malheureusement, la facette inventive de mon être restait strictement silencieuse : qu’allais-je bien pouvoir te raconter ? Je me suis alors juré que j’allais réfléchir toute la nuit à une introduction originale et plaisante, un développement en trois parties et une conclusion heureuse. Ainsi, le lendemain, si tu daignais arpenter de nouveau la rue Petitgros, alors je serais armé pour partir à l’assaut.
Le lendemain, je passais la journée à angoisser en attendant l’heure fatidique. Dès seize heures, je me postais à ma fenêtre, pour être sûre de ne pas te rater. Les minutes s’égrenèrent lentement. Je devenais fou. Je priais tous les saints, je priais aussi tous les démons de l’enfer pour ne pas faire de jaloux, je priais Edouard Petitgros… et soudain, je fus exaucé : tac tac tac tac. Pour s’annoncer, La pièce de théâtre a ses trois coups. Toi Laura tu as tes quatre petits chocs contre le pavé, à l’angle de la rue Petitgros et de l’avenue du Général Leclerc.
Tu étais superbe. Beaucoup trop. Tout d’un coup, toute ma stratégie d’attaque élaborée avec soin durant la nuit m’a semblée affreusement plate face à ton sourire ravageur et tes jambes délicates. J’y avais pourtant mis des traits d’esprit, une répartie vive mais flatteuse, et même un léger soupçon de poésie. Mais en te voyant débouler, j’ai réalisé que je courrais à ma perte : on n’attaque pas une telle forteresse de beauté avec un plan mitonné dans la nuit. Si je voulais parvenir à te persuader de m’ouvrir ta porte, il allait me falloir plus de préparation. Bien plus de préparation.
Une centaine de jours. Cent cinq pour être précis. Cent cinq jours de minutieuse observation et d’enquête discrète. J’en ai constitué des dossiers dans ma vie, Laura. Mais celui que je possède sur toi est indubitablement le plus complet. J’ai su ton nom en faisant le tour des entreprises du quartier. Ça a été tout un périple : je me présentais à l’accueil de toutes les entreprises avec un livre d’Henri Vernon, celui-là même que j’avais vu dépasser de ton sac lors d’un de tes délicieux passages. Je racontais alors immuablement la même histoire : j’avais vu ce livre tomber du sac d’une passante, et je cherchais à lui rendre, puis je te décrivais. La neuvième tentative fut la bonne : « ah ça doit être à Laura, je l’ai souvent vue avec ce bouquin à la main », me répondit la dame de l’accueil du Groupe Lafurge. Laura… faute de déposer des baisers sur ton visage, j’y ai apposé un prénom. Laura… j’ai retourné ton prénom dans mon esprit comme on retourne un caramel dans sa bouche. Ce fut un instant délicieux. La très gentille réceptionniste t’a alors appelée, mais je me suis empressé de laisser le livre et de prendre congé, prétextant un rendez-vous aussi important qu’imminent. Il n’était pas encore temps de nous rencontrer. Il me fallait récolter encore d’autres informations sur toi, et affiner ma stratégie.
Aujourd’hui, je suis prêt. Cent cinq jours. Cent cinq fugaces mais délicieuses visions. Cent cinq observations minutieuses scrupuleusement effectuées. Vingt discrètes filatures. Onze pages annotées. Un plan de bataille infaillible. Laura, ce soir, je briserai ta routine solitaire, et nous construirons une histoire commune heureuse.
Dix huit heures. Dans rencontre, il y a « contre ». Tu débouleras à l’angle de l’avenue Edouard Leclerc, et j’en ferais de même côté Petitgros. Je me propulserai contre toi tel une flèche de Cupidon. Nous nous heurterons. Toi avec surprise, moi avec passion.
Dix huit heures passées de quelques secondes et d’un délicieux choc. Excuses plates de ma part. Rapidement suivies d’un trait d’humour : « Décidément, c’est ce qui s’appelle littéralement « tomber sur quelqu’un » par hasard ! ». Proposition d’un dédommagement sous la forme d’un verre au bar de la place des quatrans. Ah bon, c’est votre bar préféré ? Vous y allez souvent le vendredi avec vos amies ? C’est dingue, moi aussi j’adore ce bar : on y sert d’excellents cocktails à base de jus de tomate, notamment le tomato frappeto. Comment, c’est votre cocktail préféré, vous le prenez à chaque fois ? Allez, vous ne pouvez refuser alors !
Dix huit heures deux, sur la route du bar, en délicieuse compagnie : oups, j’espère que je n’ai pas écorné mon livre dans la chute. Pardon ? C’est « prophétie tropicale » d’Henri Vernon. C’est mon auteur préféré. Ah bon, vous aussi ? Décidément, on a tout pour s’entendre, ah ah ah ! Oui, j’adore son style, cette façon de dire les choses, légère et authentique à la fois. On sent que cet homme est plein de vie, un mélange d’insouciance et de quête d’absolu. Parfois, je m’identifie à lui…
Dix huit heures dix, attablé, face à l’impératrice de mon cœur. (Note : penser à s’essuyer discrètement de temps en temps les mains sous la table pour ne pas laisser de traces disgracieuses sur la surface du fait de la moiteur de ces dernières.). Discussions à bâtons rompues sur ses goûts, ses aspirations, ses doutes, ses peurs. (Note : être très attentif pour tout retenir. Ne pas se laisser distraire par regard langoureux ou décolleté audacieux.)
Dix huit heures trente (horaire approximatif). Toujours attablé, face à l’impératrice de mon cœur, un peu plus libérée après quelques verres. Lancement de la discussion sur le thème cinéma. Oui, j’ai une grande admiration pour le réalisateur Woody Haleine. Je trouve admirable chez lui cette façon de filmer les choses, légère et authentique à la fois. On sent que cet homme est plein de vie, un mélange de… Comment ? Vous aussi vous êtes fan de lui ? Vous allez voir tous ses films dès leur sortie en salle ? Incroyable ! Décidément, que d’étranges coïncidences ! Le hasard fait bien les choses non ?
Dix neuf heures. Ecoutez, il se fait tard… si je vous invitais au restaurant pour prolonger ce délicieux moment ? Je vous propose « L’ébullition », le meilleur restaurant de la ville. J’adore le chef. Sa façon de cuisiner les choses, légère et authentique à la fois… comment, vous accepteriez avec joie, mais hélas il faut réserver deux semaines à l’avance pour avoir une table ? Attendez, je tente ma chance, on ne sait jamais. (faire semblant de composer le numéro). Allô oui bonsoir, dîtes-moi, vous n’auriez pas une table pour deux pour ce soir ? Ah ? Quelqu’un vient justement de décommander à l’instant ? (faire un clin d’œil complice) Et bien parfait, je suis preneur ! Quoi ? En plus il s’agit de la table située sur la terrasse intérieure, à côté de la petite fontaine qui glougloute et du lierre qui grimgrimpe ? Et bien, c’est décidément mon jour de chance !
Dix neuf heure trente. Nous trinquons aux rencontres imprévues. Tu riras de bon cœur, et ton cœur me deviendra bon. Ça sera parfait. Je te laisse, chère Laura de papier. Ça fait cent cinq jours que je t’écris. Il est dix sept heures cinquante, et il ne faudrait pas que je rate la Laura de chair…
…
Laura,
Comment as-tu pu me faire ça ? Garce. Mon visage est en sang, et mon cœur ne vaut pas mieux. D’accord, je te suis rentrée dedans avec peut-être un peu trop d’allant. Certes, je n’aurais pas dû tenter de te prendre dans mes bras dans un mouvement irréfléchi et paniqué, lorsque tu refusas d’aller prendre un verre. Mais c’était juste pour te montrer la sincérité de ma démarche ! Etait-ce une raison pour me faire une prise de judo qui m’a mis le dos en miettes ?! Au moins, je sais maintenant quel sport tu t’en vas pratiquer le mercredi soir au gymnase, lorsque tu arpentes la rue avec ta queue de cheval et ton gros sac de sport… Allongé par terre, inoffensif, je tentai le tout pour le tout en te proposant de discuter à même le macadam. On aurait pu se découvrir plein de points communs. On aurait parlé de l’écrivain, du réalisateur ou du cuisinier, qui ont une façon de faire les choses adorables, légère et authentique à la fois… Mais tu partis en me traitant de taré. Tu n’es au fond qu’une ingrate bourrée de préjugés.
Bon, après ton départ incompréhensible, j’ai rencontré quelqu’un. Une fille entre deux âges, plutôt mignonne, qui a visiblement été témoin de la scène. Elle m’a gentiment aidé à me relever. On a échangé quelques propos. Elle travaille dans l’entreprise située dans le bâtiment juste en face du mien. Elle m’a déclaré qu’elle me connaît de vue : la fenêtre de son bureau donne sur la rue, et ça fait une centaine de jours qu’elle me voit me pencher par ma propre fenêtre avec un air exalté, tous les jours aux alentours de dix huit heures. Elle m’a proposé d’aller boire un verre. J’ai poliment mais fermement décliné. Les gens qui épient les autres, je préfère les éviter : je trouve ça malsain.
Mon Dieu, comment peut-on tomber amoureux fou d'un personnage fictif sur lequel il n'y a aucune image précise, que l'on a jamais rencontré et que l'on ne rencontrera jamais, que l'on a découvert deux minutes avant de le perdre ? La réponse se trouve dans ton écriture.
· Il y a plus de 6 ans ·Lev Hamels
Un grand merci Lilyhamelin ! Bonne réflexion, mais après tout, combien sont tombés fou amoureux de Brigitte Bardot suite à une simple photo dans une magazine ?
· Il y a plus de 6 ans ·antoine-lefranc
Un suspens et un voyeurisme malsain dignes du film fenêtres sur cour, j'adore !
· Il y a plus de 10 ans ·Le Suisse
Merci, je ne suis pas peu fier d'avoir réussi à faire adorer un truc malsain...
· Il y a plus de 10 ans ·antoine-lefranc
C'est magnifique, il y a beaucoup de suspens, et on ne sait pas vraiment ce distingue la réalité du rêve. La fin est très bien amenée ! (Coup de coeur of course)
· Il y a plus de 10 ans ·tiph94
Oulah, que de compliments, je ne sais qu'en faire : allez, je les prends tous et te remercie grandement tiph94
· Il y a plus de 10 ans ·antoine-lefranc
Ce sont des compliments bien mérités, et je te les offre avec joie.
· Il y a plus de 10 ans ·tiph94
Enlevé et quelle fin ! Bravo !
· Il y a plus de 10 ans ·sophiea
Merci Sophiea, ravi d'avoir pu égayer ton ier mai !
· Il y a plus de 10 ans ·antoine-lefranc
un suspense jubilatoire dans ces lignes érotomanes. ça zoom! un dénouement naturellement prévisible mais très drôle, et la mauvaise foi du narrateur dans la dernière ligne est savoureuse. bravo!
· Il y a plus de 10 ans ·audrey83
Merci Audrey !
· Il y a plus de 10 ans ·antoine-lefranc
EXTRA ! de bout en bout, du début à la fin, de la tête au pied ! Sacrée Laura, si au moins elle t'avait lu ...
· Il y a presque 11 ans ·Stéphan Mary
Magnifique. Rien à ajouter
· Il y a presque 11 ans ·Yohan Moignet
C'est raconté et bien enlevé
· Il y a presque 11 ans ·le-hareng
cdc, j'aime beaucoup la construction du récit
· Il y a presque 11 ans ·reverrance
Merci beaucoup !
· Il y a presque 11 ans ·antoine-lefranc
J'adore le style.... on voyage.... tes mots sont sympas et j'adore, ah laura....
· Il y a presque 11 ans ·Helene Bartholin
Me dire que je fais voyager les gens alors que toute l'intrigue se passe dans un rue et à la fenêtre d'un bureau, c'est un très joli compliment ! Merci !
· Il y a presque 11 ans ·antoine-lefranc
Un texte très drôle dans un style enlevé. Vernon était le pseudo de Boris Vian. Un hasard programmé?
· Il y a presque 11 ans ·Elsa Saint Hilaire
C'était un petit clin d'oeil... qui manifestement a croisé un regard complice ;)
· Il y a presque 11 ans ·antoine-lefranc
J'adore, cette façon de raconter les choses, légère et authentique à la fois. ;)
· Il y a presque 11 ans ·blizzard
Merci Blizzard, mais promis, ce n'est pas si authentique : Je n'épie les gens que depuis la fenêtre de ma chambre., jamais depuis celle de mon bureau :) .
· Il y a presque 11 ans ·antoine-lefranc
Évidemment puisque celle du bureau donne sur la cour. ;)
· Il y a presque 11 ans ·blizzard
super ! Et ce sont 5 coeurs ! Par contre qq fautes d'orho (je sais je suis lourde) ! Quelle trouvaille cette chute ! Super un bonheur
· Il y a presque 11 ans ·blonde-thinking-on-sundays
Merci, blonde-commenting-on-fridays. Comme dit Mr Je-sais-plus-qui : une chute, ça doit pas faire mal, ça doit faire rire.
· Il y a presque 11 ans ·antoine-lefranc
super, ébouriffant. j'avais commencé la lecture hier soir, et je la termine ce matin. Trop fatiguée hier pour apprécier jusqu'au bout. Humour mesuré et jouissance des mots sensibles voila comment j'ai ressenti votre style.
· Il y a presque 11 ans ·Un professionnel de l'écriture même si par hasard vous n'êtes pas encore publié.
bonne continuation.
elisabetha
Merci Elisabetha, que d'éloges ! :) . Pour répondre à votre peut-être, j'ai déjà eu la joie d'être publié : vous pouvez trouvez les liens vers mes oeuvres dans la partie "références" de mon profil :)
· Il y a presque 11 ans ·antoine-lefranc
C'est marrant, "prophétie tropicale".. Hasard programmé, je viens de publier un témoignage réel sur ce thème .
· Il y a presque 11 ans ·Il s'appelle Love Affair (l'aimant Gen3V3), mais aurait pu s'appeler Hasard programmé car il traite , comme par hasard, de ce thème. Crdt .L°D
lorenlorant
Salut Lorelorant, si tu veux tout savoir, j'ai piqué le titre "prophétie tropicale" à une pub de Copytop pour de (l'onéreuse) l'auto-édition : http://www.copytop.com/livre/exemples-page-4 .
· Il y a presque 11 ans ·antoine-lefranc
ah ! des prophéties surréalistes comme André Breton en lisant les enseignes et réclames dans les rues à l"époque, souvent rend juste fou
· Il y a presque 11 ans ·lorenlorant
ah mais vraiment, j'ai été saisi jusqu'au bout! très original, et la fin, ma foi, la fin est fantastique!
· Il y a presque 11 ans ·jasy-santo
Génial !
· Il y a presque 11 ans ·hermane
Sympa. mais on s'attends a une réaction plus vive du voyeur après le refus de Laura. En tout cas, ça m'a rappelé mon texte "Emily plays", sur le même sujet. Bonne continuation.
· Il y a presque 11 ans ·Giorgio Buitoni
A trop programmer le hasard, on se ramasse à la pelle. Très joli texte, j'ai beaucoup aimé.
· Il y a presque 11 ans ·akhesa