La fille qui a vu des yeux dans ma salle de bain.
jeff-balek
Je l’ai trouvée dans mon bar fétiche.
Elle est là, pas vraiment belle, les yeux dans le vague, sirotant son café.
Je me sens seul, et je n’ai pas envie d’être seul.
Alors je lui offre un verre. Elle me remercie d’un sourire fatigué.
Je m’assoie à sa table. On discute et on refait le monde. Enfin, nos mondes. Le vrai étant bien trop grand et bien trop pourri pour qu’on s’y attaque.
Il est tard, je lui propose de passer la nuit chez moi.
Elle accepte sans hésiter. Ni elle, ni moi n’avons rien de mieux à faire que s’envoyer en l’air.
Elle me demande où se trouve la salle de bain pour se doucher.
Un quart d’heure plus tard elle sort enroulée dans mon peignoir. Je la trouve un peu stressée alors je lui propose de dormir. Simplement dormir. En copain quoi.
« Non, j’ai envie… Vraiment envie! »
Elle fait tomber mon peignoir sur ses pieds, s’allonge sur le lit.
« Tu viens? »
Tu parles. Bien sûr que je viens.
On fait l’amour comme deux êtres qui vont crever dans l’heure. Avec voracité.
Elle fume sa clope, regarde la fumée qui s’enroule sur elle-même.
« Tu as déjà remarqué les yeux dans ta salle de bain?
- les yeux dans ma salle de bain? »
Je lui dis que je ne connais pas l’expression. Que je connais les yeux dans le bouillon. Mais ceux des salles de bain, non. Et je comprends vite qu’elle parles d’yeux, de vrais yeux.
« On est au sixième étage, y’a pas de vis à vis, personne peut te mater. Sois tranquille.
- je sais bien. Mais je te parle pas de voyeurs. Je te parle des yeux du carrelage. Aux angles des carreaux
- ah…
- y’en a plein. Des grappes entières »
Je comprends. Elle plaisante. Humour décalé. J’aime bien. Plutôt rare chez une nana.
« des grappes d’yeux dans le carrelage. Dans MON carrelage? oh oh oh… »
Elle me regarde :
« y’a pas de quoi plaisanter. C’est gênant. Très gênant »
Elle est sérieuse. Très sérieuse.
Et moi je suis inquiet. Très inquiet.
Elle m’entreprend.
On refait l’amour comme deux êtres qui vont crever dans la demie-heure. Avec voracité.
Elle s’endort.
Pas moi. Je n’ai pas l’intention de m’endormir avec une nana qui voit des yeux dans le carrelage de ma salle de bain. Si elle voit ça éveillée, je n’ose même pas imaginer ce qu’elle peut voir ou faire dans son sommeil.
Je vais me faire un café dans la cuisine et j’essaie de griffoner une nouvelle, sans grand espoir de parvenir à quelque chose.
Il suffit d’un quart d’heure pour la voir débouler à poil et ressortir de la cuisine en hurlant comme si elle avait tous les diables de l’enfer aux fesses.
Je la retrouve assise au fond du couloir.
« Elles sont là…
- qui est là?
- les mouches… elles m’ont retrouvée… les mouches tueuses
- je t’assure qu’il n’y a pas de mouches ici
- tu parles. Evidemment que tu ne peux pas les voir. Elles sont invisibles.
- ah ok. Invisibles. Mais tu sais, c’est pas dangereux les mouches
- celles qui font cinquante centimètres de long, si!
- bon, écoutes moi bien. Je pense, qu’il faudrait aller te recoucher là
- non! Elles sont retournées dans la chambre.
Je lui propose d’aller voir, s’il y en a dans la chambre. Et que si la zone était dégagée, qu’elle revienne dormir un peu.
Je reviens.
« bon, y’en a pas…
- y’en a PLUS!
- si tu veux oui. Y’en a plus. Tu peux revenir te coucher.
Elle accepte et me suit dans le couloir en se collant à moi.
« Làààà tu vois. Elles sont parties les vilaines mouches. »
Elle va regarder derrière les rideaux, ne semble rien trouver elle non plus, se recouche et s’endort.
Je retourne dans la cuisine et planque tous les couteaux. On ne sait jamais.
Le jour se lève sans que la nana ne fasse aucune crise.
Elle débarque, pimpante dans mon peignoir.
« Café?
- mmmm ouiiii… »
En d’autres circonstances, j’aurais trouvé son sourire charmant.
« Bonne nuit?
- j’ai peu dormi
- ah bon? Et pourquoi donc? Stressé? »
Je lui dis que j’ai écrit. Je fais l’impasse les yeux et les mouches.
« Et toi?
- comme un bébé! »
Si tous les bébés se mettent à dormir comme elle, l’humanité peut se faire du souci.
On traine une partie de la matinée autour du petit dej.
Puis elle me dit qu’elle va y aller.
Je ne la retiens pas.
Sur le pas de la porte, quand elle me demande si je veux qu’on se revoit, je lui réponds que oui, bien entendu. Que ce serait top de se revoir tout en songeant à déménager.
Je pense qu’il y a des personnalités qu’il ne vaut mieux pas contrarier.
J'aime beaucoup, cdc, je vais regarder les grappes des carrelages d'un autre oeil .....
· Il y a plus de 12 ans ·lounalovegood
carrément excellent! prise dans l'histoire du début à la fin!
· Il y a plus de 12 ans ·j'aime beaucoup!
Karine Géhin
hey Balek moi ce que j'aime c'est "on fait l'amour comme deux etres qui vont crever dans la demi-heure . Avec voracité " Alors là ta meuf elle vaut le coup !!!
· Il y a presque 14 ans ·Manou Damaye
@ brigitte: et bien comment dire... Il n'y a pas que de la fiction dans cette nouvelle :)
· Il y a presque 14 ans ·jeff-balek
Tellement juste qu'on a l'impression que ce n'est pas de la fiction.
· Il y a presque 14 ans ·brigitte--2
beaucoup d'affection pour cette fille...Elle voit ce que d'autres ne voient...
· Il y a presque 14 ans ·Leonie
J'aime ta concision, la manière dont tu ancres un univers. J'aime également ta manière de laisser entrevoir les failles.
· Il y a presque 14 ans ·Jiwelle
En tout cas que viennent encore d'autres "rencontres du 3ème type" pour que l'on puisse se régaler à d'autres lectures! Pas une miette n'est mise de côté! Tous les mots sont utiles à la narration qui nous livre une si attachante atmosphère...Toujours entre ombre et lumière
· Il y a presque 14 ans ·mlpla
Les mouches louchent dans la douche!
· Il y a presque 14 ans ·yl5
Tu parles de la psychose avec un humour irrésistible et sensibilité, génial!
· Il y a presque 14 ans ·lapoisse
Une belle névrose. Une personne que je connais elle préfère faire le tour d'un arrêt de bus, s'asseoir, boire une gorgée d'eau citron, demander l'heure, se lever, faire le tour de l'arrêt de bus, s'asseoir, boire une gorgée... à chacun ses trips !
· Il y a presque 14 ans ·Lézard Des Dunes
...et je n'ai pas le temps de le traduire... :( Google traduction est ton ami (pas très fidèle sur ce coup là sans doute, mais bon...)
· Il y a presque 14 ans ·jeff-balek
Par contre pour l'interview, j'ai trop un anglais à chier pour traduire...
· Il y a presque 14 ans ·leo
Il est des douces folies, inquiétantes quand même...Rondement mené Jeff et quel sang froid !!!
· Il y a presque 14 ans ·leo
@ Daniel : ce n'est pas vraiment un texte, mais je trouve que ce gars écrit de manière formidable... A découvrir dans la modeste interview qu'il m'a accordée.
· Il y a presque 14 ans ·jeff-balek
comment on fait pour recommander un texte ? hein ? (quoi boulet ? oui !)
· Il y a presque 14 ans ·Daniel Macaud
J'ai beaucoup de tendresse pour les ratés, les paumés, les échoués, les cinglés.
· Il y a presque 14 ans ·jeff-balek
Les dingues et les paumés se cherchent sous la pluie
· Il y a presque 14 ans ·Et se font boire le sang de leurs visions perdues
Et dans leurs yeux-mescal masquant leur nostalgie... (Thiéfaine)
pointedenis
Excellent. J'adore. Merci vraiment pour ce voyage irrésistiblement cinglé et délicieux.
· Il y a presque 14 ans ·bibine-poivron
J'vois rien d'anormal mais j'ai vécu cinq mois en face d'une fille qui venait me réclamer sa chaise tous les jours. Suis blindé comme une porte. La vrai morale de cette histoire est que, même avec modération, il ne faut pas traîner dans les bars... pas à moins de deux grammes, pas sans filets à paillons et pièges à loups... des mouches et des yeux pffff... commence à m'foutre les j'tons c't'histoire moi !
· Il y a presque 14 ans ·koss-ultane
bien vu Edwige! tu lis entre les lignes.
· Il y a presque 14 ans ·jeff-balek
Flippant, en effet de quoi songer à déménager et/ou à changer de bar fétiche :)
· Il y a presque 14 ans ·cyranja
La souffrance de cette personne...
· Il y a presque 14 ans ·Edwige Devillebichot
à Bruxelles j'ai croisé une personne ne supportant pas d'être seule une seconde et si ça arrivait; la maladie se faisait vacarme, téléphonant tous azimuts, venant cogner aux portes lorsqu'elle en connaissait l'adresse, interrompant tout - et vous faisant sentir que, à part le fait souverain qu'elle ne "doive" jamais être seule, rien ne "peut" être important - merci pour ce portrait bien cerné qui m'a ressouvenu celui - ci...
· Il y a presque 14 ans ·gun-giant
inquiétant ... ce n'est rien de la dire lol
· Il y a presque 14 ans ·jeff-balek
C'est presque du vécu...
· Il y a presque 14 ans ·jeff-balek
Dis nous que c'est du vécu! j'adore!!
· Il y a presque 14 ans ·sabsab