A ciel ouvert

leo

Cela faisait une bonne dizaine de minutes que Niels *, sous les directives de Lucienne**, déplaçait la chaise longue. Une entreprise méticuleuse qui touchait à sa fin, puisqu’il semblait désormais que cela se jouait à quelques centimètres près. La vieille dame et l’enfant m’aidaient à reprendre la culture de mes perceptions en jachères. Ils couvraient à eux seuls toute l’amplitude de ma nouvelle vie. A eux deux, ils ravalaient la façade d’un passé fissuré, façonnant ainsi la perspective d’un avenir plus harmonieux. Ils me disposaient bien malgré moi, en une sainte Trinité qui semblait me raccorder de nouveau à la bonté de l’être humain. C’est cette toile expressionniste que j’admirais avant que Niels fasse une annonce triomphante.  

-          J’le vois, j’le vois, ça y’est Lucienne, comme tu le voulais !

-          Je peux vous demander ce que vous êtes en train de faire ?, demandais-je amusé à Lucienne.

-          Qu’il est laid votre fichu fil à linge, nu, à fendre froidement le ciel !

Sa réponse finissait de me plonger dans l’expectative la plus totale. Je tentai de réhabiliter ce pauvre fil, désavoué, en bredouillant :

-          N’empêche que vous prenez grand soin à l’avoir dans votre ligne de mire, ce fichu fil à linge ! Avouez que c’est plutôt étrange…

-          Trêve de balivernes, donnez moi donc une pince à linge !

Je restai immobile, embourbé dans mon incompréhension croissante. Voilà qu’une seule pince à linge pourrait égayer leur panorama ! La seule image qui prenait forme sous mes yeux, sont que mon fils devenait sénile, et sa comparse, irrémédiablement puérile. Même notre chien Olaf, agitait la queue, dans la frénésie communicative de ces deux hurluberlus. Niels scandait la fin de mon semblant de résistance :

-          Vite papa ! Vite ! Donne une pince à linge à Lucienne !

Je m’exécutais sans perdre une minute de plus, sous peine de me faire railler bien davantage. Je tendis à Lucienne, l’objet de leur impatience. Mes yeux étaient jonchés de points d’interrogations, morts de n’avoir pas obtenus de réponses satisfaisantes.  Lucienne, pétillante, trotta jusqu’au fil  et y fixa la pince avec application, pareille a une cerise sur un magnifique gâteau d’anniversaire. Niels applaudit fort et souffla comme sur des bougies :

-          Parfait… c’est beau Lucienne ! C’est vrai que ça dépend de comment on regarde les choses ! Je sais quoi dessiner maintenant !

Et Niels fila dans sa chambre d’où on ne le reverrait plus paraître, avant un petit moment. Il était décidé à mettre en couleur ses rêves, qu’il n’avait jamais pu exprimer, ne serais-ce qu’en dessin. Moi je restais debout, bras ballants, mâchoire décrochée, tel un benêt ne comprenant visiblement rien aux choses simples de la vie. Lucienne pris place à son tour dans la chaise longue et murmura :

-          J’avais toujours rêvé de mettre à sécher un nuage…

Je me mis à genou derrière la chaise, menton posé sur l’assise et regardais cette perspective fantastique : celle d’un nuage qui semblait sécher au doux vent. Puis la voix chargée d’émotion, elle prolongea le fond de sa pensée :

-          Le vent aura vite fait de chasser mon illusion, ce n’est qu’une question de minutes. Le temps ne peut s’empêcher de détruire nos rêves ; comme nous, de les fabriquer inutilement. C’est comme ça. C’est dans sa nature. C’est pourquoi je ne lui en veux pas. C’est sûrement moi qui ait manqué de tact. Quelle idée saugrenue que de vouloir retenir captif un nuage, aussi beau soit-il… C’est un travers de l’Homme, que de vouloir retenir auprès de lui ceux qu’il aime ou qu’il convoite. Qu’en aurais-je bien fait de ce nuage d’ailleurs ? …  Gorger sa ouate de mes larmes ?... C’est bien triste quand même, de se rendre coupable de pareilles choses. L’immaculé et la liberté de ce nuage, en proie à la solitude des êtres qui se sont désertés eux même. C’est nous, voyez-vous, qui sommes enchaînés, en pareille tentative. Nous ne savons que reproduire, ce qui a pu nous blesser. Nous n’avons jamais assez d’imagination, pour créer l’inexistante beauté : celle qui fait chanter nos rêves. Cette beauté qui murmure notre fond d’amour, à n’importe qu’elle inconnu, avec la complicité du vent. Remettre à la brise, nos sentiments les meilleurs… comme notre bouteille à la mer… sans plus rien attendre en retour. Regardez, notre nuage s’en est allé ! Pensez-vous, qu’un autre viendra de lui-même se suspendre à nos songes d’été ?

Le nuage avait effectivement eu raison des prédictions de Lucienne. Il évoluait désormais hors du champ de vision, ou avait été planté l’éphémère poésie…

-          Tadaaaaa ! Regardez, regardez !

Niels avait le chic pour chasser les peines naissantes. Mais aussi, par sa candeur, d’en faire resurgir des semi-enterrées. Il brandissait sous mes yeux horrifiés, une partition qui avait appartenu à sa défunte mère. Une succession de portées multicolores ; les dessins de Niels, disposés pages après pages. Je ne pu contenir davantage ma blessure ravivée :

-          Niels, bon sang, je t’ai déjà dit de ne pas dessiner ailleurs, que sur des feuilles blanches ! Tu te rends compte ? On ne voit même plus les notes de musique ! Que crois tu qu’elle dirait maman, hein ?

Mes reproches lui mirent les larmes aux yeux et il éclata en sanglot :

-          De toute manière… ces notes…elles sont mortes en même temps que maman ! Elles auraient dues aller dans la malle du Styx* puisque c’est comme ça…

-          Excuses moi Niels, montre nous ton joli dessin…murmurais-je, après un lourd silence.

Les lèvres tremblotantes, il ravala ses larmes et renifla aussi fort qu’il eût pu, histoire que je sache bien, que j’avais eu cruellement tort de m’emporter de la sorte. Il rivait ainsi mes scrupules dans la dureté de mon attitude regrettable. Il s’assit à côté de Lucienne sans plus m’adresser un regard, le temps que j’ôte les débris de sa rancune, plantés en plein dans mon cœur. Il lui montra ses nuages de couleurs flottant sur la portée, comme la plus belle et douce des symphonies.

-          C’est magnifique mon chat, s’écria Lucienne enjouée, c’est une magnifique et très belle idée !

-          Que…..qu’elle idée ?, balbutiais-je.

-          Ah vous vraiment , dis-t-elle dépitée. Faites un effort sacrebleu ! Vous ne voyez donc pas ?

Nous la regardions avec Niels, intrigués. A tel point qu’elle nous fit part de sa révélation.

-          Et bien vous allez ajouter quatre autres cordes à linge à la première, décalées les unes des autres, bien sûr. Mais surtout les unes au dessus des autres… comme une portée géante ! Et chaque jour, nous pourrons apprécier, les nuages qui viendront d’eux-mêmes, s’y loger comme nos notes de musiques intérieures. Libres et mélodieux !

Encouragée par nos sourires béats, elle poursuivit. Son exposé avait tout de l’écrin soyeux, offrant son hospitalité pour rafistoler nos cœurs endeuillés.

-          A chacun des nuages qui viendront, nous pourrons lui confier tout notre amour en y pensant très fort ! Chargés de nos messages, ils pourront les porter à ta maman Niels ! Et plus encore : ils pourront aussi les faire pleuvoir, à ceux qui ont besoin de tout notre amour, parce qu’ils se sentent tout seuls ! Ça a toujours été plus utile…un nuage en liberté !

Fin

* cf. « Le sursaut de l’ange » et « reconstruction ».

** cf. « Entre ciel et mer ».

  • une belle leçon de vie,
    vraiment très touchante. "C’est un travers de l’Homme, que de vouloir retenir auprès de lui ceux qu’il aime "
    merci

    · Il y a presque 13 ans ·
    Img 0012

    ristretto

  • Un nuage accroche coeurs !

    · Il y a presque 13 ans ·
    100 1297 orig

    itsu08

  • Merci Léo, ce besoin de te toucher pour voir si tu existe vraiment...

    · Il y a presque 13 ans ·
    Pb290406 150

    estevao

  • il est délicat et fragile comme un nuage ce texte, comme si on regardait le temps qui passe dans un nuage aux formes changeantes, c'est doux et pourtant le fond est dramatique!
    bravo léo
    l'animelle

    · Il y a presque 13 ans ·
    Lanimelle 465

    lanimelle

  • Oh Léo .... Je fais quoi des larmes qui coulent sur mes joues ? Merci cœur de Lion et des Majuscules pour dire combien ton écriture se pose maintenant !!! Youpi :) <3

    · Il y a presque 13 ans ·
    Iphone 19novembre2011 013 orig

    Manou Damaye

  • L'ange a écrit et tout ce qui vient de l'ange ne peut être que lumière merci pour ce moment .

    · Il y a presque 13 ans ·
    Default user

    N Am

  • Voilà un texte qui donne matière à rêver de nuages et de corde à linge.

    · Il y a presque 13 ans ·
    Avatar orig

    Jiwelle

  • tu nous régale Léo :)

    · Il y a presque 13 ans ·
    Manege orig

    jeff-balek

  • Léo a rouvert le ciel, posé les nuages sur leur portée, et avec ses mots crayonné des cumulus et des stratus de poésie. Merci

    · Il y a presque 13 ans ·
    Flottins orig

    sophie-dulac

  • "Ajouter quatre autres cordes à linge à la première, décalées les unes des autres, bien sûr. Mais surtout les unes au dessus des autres… comme une portée géante ! Et chaque jour, nous pourrons apprécier, les nuages qui viendront d’eux-mêmes, s’y loger comme nos notes de musiques intérieures. Libres et mélodieux !" Voilà c'est exactement ça !

    · Il y a presque 13 ans ·
    Chat

    Eric Varon

  • Je viens quand même de réaliser ce que tu voulais dire, ma courte nuit m'a nuit ! Pour les coeurs, j'ai moi aussi remarqué que c'était un peu aléatoire ! Le sagouin s'amuse ou sabote ...

    · Il y a presque 13 ans ·
    Tourbillon 150

    minou-stex

  • Merci Minou ! J'ai effectivement vu la première notation : un demi coeur pour ce texte quelques minutes à peine après sa mise en ligne. Je venais juste d'y mettre la photo, même pas sûr que le texte ait pu être lu :) Remarque, il suffit apparement de lire "Léo" pour savoir ! Dire quand même à ce sagouin, qu'il peut aller se faire taper pour m'enlever les pinces à linge de Coquilles d'oeuf :) mais ça il ne l'avait pas imaginé, c'est là tout le problème de ce genre d'attitude, un manque cruel d'imagination... ça crée la frustration ! L'annonymat permet au pleutre d'être en plus con sigghhh

    · Il y a presque 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • Merci beaucoup ! Il est vrai qu'après le très "lourd" Willy, il me fallait impérativement me replonger dans la douceur. Heureusement que Lucienne est venu me bouger sur la sonnette de la page blanche :) Ce qu'il me plait dans cette photo c'est d'abord le bleu des yeux, où l'on croit appercevoir le ciel de leur âme. Ensuite, cette importance de regarder dans une même direction, pour apprendre à regarder les plus belles choses. Encore merci à vous toutes et tous !

    · Il y a presque 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • GRAND COUP DE COEUR CA ME TOUCHE

    · Il y a presque 13 ans ·
    Default user

    la-louve

  • Bravo, mon Léo ! Le fil du temps, voilà une idée qui ne peut que me séduire... Elle est très belle et très riche, ta poésie accrochée à un fil à linge ;)

    · Il y a presque 13 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

  • Et PAF! Dans le coeur!!!

    · Il y a presque 13 ans ·
    11534 160625644262 728744262 2747995 213743 n orig

    Balder Maltese

  • c'est superbe, le sursaut de l'ange est magique ! Je refais le plein de coeur ...

    · Il y a presque 13 ans ·
    Tourbillon 150

    minou-stex

  • coup de coeur...

    · Il y a presque 13 ans ·
    75597 1634485936549 1068711961 1786507 3822406 n orig

    elfee

  • Oui c'est vrai, on ne peut que se contenter d'être spectateur de la beauté du monde puis narrateur mais vouloir la capturer et la garder est humain et impossible. Il faut saisir l'instant et le partager le mieux possible, et se battre pour diminuer la douleur de l'Homme et de sa condition, du moins c'est ce que je crois.
    Très beau texte et très belle "tirade" de Lucienne!

    · Il y a presque 13 ans ·
    Albert camus letranger roman

    sisyphe

  • Une pure merveille ! merci Léo !

    · Il y a presque 13 ans ·
    Camelia top orig

    Edwige Devillebichot

  • Texte d'une grande portée. Bravo!

    · Il y a presque 13 ans ·
    30ansagathe orig

    yl5

  • Coup au coeur, coeur au cou, coup de coeur, coût du coeur, goût de coeur ! Ah ! Léo ! Merci.

    · Il y a presque 13 ans ·
    Img 0789 orig

    Gisèle Prevoteau

  • Coup de cœur énorme pour cet écrit de longue haleine...Une belle trace laissée à la poésie et aux couleurs entrelacées sur le fil des sentiments...Aériens...Merci

    · Il y a presque 13 ans ·
    Et  2011 264 orig

    mlpla

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