[Concours Wannabes] Je hais les mots

Nadja Anane

Je hais les mots. Je hais les mots si c’est tout ce qu’il me reste. Je hais les mots si c’est tout ce qu’on me laisse.

Pour moi l’écriture est un phénomène gastrique. On m’a servi des récits, et je les ai dévorés. Une préface en entrée, un épilogue en dessert. 
Ok, j’ai été gourmande : je me suis resservie. J’ai bouffé des lettres et bu des apostrophes. J’ai dégusté des mots doux et dévoré des chapitres.
Jusqu’à ce que forcément – scientifiquement – la bouillie de lettres, en moi, commence à chercher la sortie.

« Je transpire de l’encre, c’est grave, docteur ? » « Fais-en des mots mon enfant, je te prescris trois cris, un jeu de mots, et deux récits par semaine »
Je demande à être reconnue juridiquement comme non responsable de mes actes. Délit de naïveté. Mon ordonnance en poche, j’ai cru pouvoir continuer à vivre de mots et d’eau fraiche.


Et puis il est arrivé La Vie. C’est à dire, Le Loyer. 
J’ai beau tordre mes mots dans tous les sens, ils ne rentrent pas dans les cases de mon avis d’imposition. 
J’ai tout essayé. Au supermarché, acheter mes boîtes de zharicots avec des alinéas. Dans les magasins, échanger discrètement des pulls contre des poèmes. Et même louer mes quatrièmes de couverture contre une place à côté d’un radiateur.


J’ai tout perdu. Sauf 3 mots. 3 mots fragiles. 3 mots auxquels je me suis agrippée, et que j’ai tenu avec précaution.
3 mots que j’ai écrits sur un carton, pour être sure de ne pas les perdre. Ils étaient jolis, alors je me suis assise sur un bout de trottoir, et j’ai serré le carton contre mon cœur. Dessus, les passants peuvent lire mes 3 précieux mots : « Pour », « Manger », et « SVP ».

Ce sont finalement les trois premiers mots que j’ai haïs. D’autres s'y sont rajoutés. Des mots laids, des mots traitres, des mots comme « chômage », ou « solitude »… Mots grisâtres, échos de mon mal-être.
Moi qui n’ai jamais rêvé d’être écoutée, je n’ai plus voulu entendre. Ni prononcer. J’ai banni les lettres, mes seules amies.  
J’ai commencé à perdre mes mots comme d’autres perdent leurs cheveux. 

J’ai découvert le Silence, et j’ai haï ce mot. Silence est un mot chef de gang. Il se promène, menaçant, avec ses petits amis : « Vide », « Ennui », et « Tristesse ». Et ne croyez pas qu’il suffit d’éviter les ruelles sombres pour en être protégé. Silence a les bras longs. Silence a pu me retrouver et me taillader alors que je me cachais dans une foule. 

J’ai vécu sous l’emprise de Silence pendant plusieurs mois. Humiliée, je me suis rendue compte que je n’avais plus de mots pour le briser.

Et puis… trois petites notes de musiqu-euh qui vous font la niqu-euh du fond du souv’nir… Et puis un jour j’ai trouvé une faille au mur de Silence. Oh, pas grand chose. C’était léger, doux… Une mélodie, tellement discrète qu’elle aurait pu m’échapper. Lalalala je vous aiim-euh, chantais la rengaiiin-euh… J’ai attrapé la rengaine, et je l’ai suivie.

Dans ma tête, quelques mots ont fait leur retour. Mais sur mes lèvres, seules s’échappaient quelques onomatopées. Les plus belles de toutes : lalalala La la laaa la…
J’ai retourné mon carton, et ai gribouillé sur le verso mes nouveaux mots : « La », « La », et « La ».

Et là… Phénomène extraordinaire. Dans mon petit gobelet, des pièces se sont mises à tomber. J’ai compris que mes lettres pouvaient, finalement, être une monnaie.
Est venu le temps de la prostitution. J’ai vendu mes mots. Utilisé mes chapitres comme outil de travail.
Pardon, je recommence… Ma dernière phrase est un mensonge. La vérité, la voici : même dénudés, même impudiques, mes mots n’ont attiré aucun client. 
Ils n’étaient pas assez jolis, surement. Faut dire que les critères sont très précis, et que tout un chacun sait où l’écriture doit être ronde, et où elle doit être anguleuse. Sachant mes mots trop peu sexy, j’aurais pu m’arrêter là. Griffonner le dernier mot de tous, le mot interdit : « Fin ». Ai-je besoin de dire que je hais ce mot ? Je hais ce mot. Je hais les mots.

Sauf, peut-être, un : « Proxénète »… euh, pardon ! Je voulais dire « Editeur ». Je n’aime pas ce mot, mais j’en cherche les faveurs. Il m’attire. Je désir me l’approprier. Je lui tourne autour comme un amant autour de sa princesse, comme un chien autour d’un tronc d’arbre, comme le soleil autour d’un pissenlit.
Hey, regarde, « Editeur », regarde comme mes paragraphes sont élégants, regarde comme mes chapitres sont joyeux… Je ne t’attire pas, « Editeur » ? Et si je me tords comme ceci, et si je vais à la ligne
comme cela ? Tu veux bien entrer dans mon vocabulaire, oh joli mot, oh éditeur ? Tu veux bien être réchauffé par mon palais, être prononcé par ma langue ?

J’étais prête à tout. On m’apprend qu’on appelle les gens de mon espèce des « wannabes ». Des « veuxêtre ».  Oui je voulais être, pour une question de survie.

Non, je n’ai plus de vocabulaire, non, je n’ai plus de mots à vendre. Mais je vais les réapprendre. Après « LaLaLa », ça a été « Bonjour », parce qu’on m’a soufflé que dire Bonjour, c’est simple. Simple comme bonjour. Sauf que ce genre d’optimisme, ça n’a jamais été évident pour moi. Dire « Bonjour » m’a égratignée, quelque part au niveau des poumons. Mais c’était le premier pas – le seul qui compte, paraît.   

On me dit que la meilleure défense c’est l’attaque. Encore un concept américain, surement. Mais, alors, alors j’attaquerai. J’attaquerai à coups de lettres.
J’écrirai tous les mots, pour que tous m’appartiennent.
J’écrirai comme on érafle, je ponctuerai comme on écorche.
Jusqu’à atteindre le mot ultime, le mot parfait, but de toute vie :

« Etre ». 

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