Itinéraire Flou -1

Me lever tôt. Croquer un glaçon. Marcher la nuit sous la pluie. Sentir les pages des livres. Tourner une spatule en bois dans du chocolat fondu. Le noir et blanc. Faire des listes stupides sur des post-it colorés.  Zylan griffonnait à son bureau depuis déjà plus d'une heure. Elle attendait quelque chose, mais elle ignorait quoi. Un appel, un orage, une illusion, une corde ? En attendant, elle ferait des listes. Aller au parc. Feindre de ne pas comprendre une allusion. Ne pas sortir de mon lit avant l'après-midi. - Et tout balancer à la poubelle, merde - Elle se sentait seule. Seule, depuis qu'elle avait tout quitté. Elle avait une vie avant. Des amis, pour continuer à sourire, des fantômes pour continuer à souffrir. Des galères pour pouvoir un jour en rire. Pourtant elle était partie. Pour trouver mieux. Ou autrement. Pour que son reflet ne lui écorche plus le poing. Et maintenant, quoi ? Elle y était. Dans ce 9m2, trop grand pour elle et sa solitude. Dans cette ville trop petite pour se fuir. Il ne lui restait que cette boule au creux de la gorge.

Dix-sept heures vingt-neuf éclaire la chambre. Il était temps de sortir. Bloc note, crayon, mp3. Elle empoigne son sac, jette un sourire à la fenêtre et referme la porte. Dans le couloir, des étudiants sortent de la cuisine commune. Elle expédie un « bonjour » qui reste sans réponse. Elle s'en fiche. Elle descend bruyamment les marches, s'apprête à sortir de la résidence et s'arrête brusquement. Ses clés, toujours sur la porte. Elle remonte les marches en se maudissant. Les étudiants sont toujours là, à chuchoter si fort qu'elle ne peut s'empêcher d'entendre.

« - Elle n'est pas un peu con, la nouvelle ?

Elle récupère ses clés.

- La nouvelle a aussi de bonnes oreilles » déclame-t-elle.

Les rues ont des reflets, rouges, oranges, jaunes qui dansent sur les feuilles des arbres, sur les chevelures des petites filles. Elle décide de prendre à droite, ça changera. Elle traîne le pas, devant les vitrines de pâtisseries et librairies. Que dévorerait-elle le plus vite? Elle opte pour le bouquin, les calories littéraires sont bien plus bénéfiques. Le tintement d'une cloche annonce son arrivée dans la petite librairie. Enfin, cloche, c'est un grand mot. Disons plutôt, une imitation lisse d'un tintement de clochette se déclenchant à l'ouverture et la fermeture de la porte. Zylan se posait sans cesse des questions qui avaient peu d'intérêt aux yeux des autres, mais ça ne l'embêtait pas. En vérité, ces questions n'avaient pas grande importance pour elle non plus. Ces idées furtives, un peu idiotes ou déplacées, qui nous traversent l'esprit et qu'on laisse filer, elle, elles les cultive. Et à ce moment, la question des fausses clochettes lui titillait l'esprit. D'abord elle n'aimait pas. Que quelque chose annonce son arrivée quelque part. Se faire remarquer était la dernière chose qu'elle souhaitait. Elle trouvait ça agaçant, comme si ce petit bruit lui chuchotait : «  je sais que t'es entrée dans ma librairie, ce ne serait pas sympa que tu ressortes sans avoir acheté quelque chose. » Ou peut-être est-ce à des fins statistiques, il y aurait quelqu'un d'employé juste pour compter le nombre de tintements par jour, pour évaluer la fréquentation de l'établissement. Ou alors c'est juste parce que la propriétaire de la librairie trouvait en ce petit bruit un caractère chaleureux à l'accueil du client. Eh bien non, c'était agaçant, Zylan était agacée dans une librairie. Une femme au regard trop souriant, au sourire trop entraîné, venait s'ajouter à l'irritation première, troublant ce qui devait être son petit Eden de papier.

« - Je peux vous aider mademoiselle ? 

- Non, répondit Zylan, sèchement. Réalisant que le ton de sa réponse concrète avait été à la hauteur de sa réponse mentale, elle s'adoucit.

- Merci, je regarde. »

Elle touche des yeux les étalages de livres et effleure quelques couvertures. Des livres, elle ne lit que le titre, ça lui suffit à déterminer ce qui serait son repas du jour. C'est comme lorsqu'on achète une viennoiserie, on la regarde, elle luit presque, elle semble délicieuse. Si on savait la quantité de graisse à l'intérieur, ou que l'on apprenait que c'est un invendu rassis de l'avant-veille redoré quelques secondes, on ne la prendrait pas, ou pire, on s'en ferait une idée trop subjective. Dans le choix d'un livre ou d'une pâtisserie, Zylan fonctionnait à l'instinct. Un titre attire son attention. Itinéraire Flou. Elle se dit que ce titre résumait bien son état d'esprit brumeux depuis sa venue dans cette ville. Elle prend le livre et se dirige à la caisse sans même savoir de quoi il en est.

« - Vous connaissez l'auteur ?

- Non.

- C'est son premier roman, il s'ap …

- Voilà six euros, quatre-vingt-cinq centimes. Au revoir.

- Mademoiselle votre ticket ? »

Elle avait déjà filé.