Selfie-service

4 jours au coeur de Londres m'ont fait réaliser la portée d'un phénomène en vogue auprès de toute une génération d'humains all over the world, qu'elle soit Y ou pas. 

Le selfie. 

D'autant plus en vogue qu'il a été élu mot de l'année en 2013 devant les mots ''GIF ''(format utilisé sur internet pour partager des petites animations - rien à voir au passage avec la ville de Gif-sur-Yvette !), ''binge watch''  (visionnage à haute dose de séries télé)  et ''twerk'' (la danse popularisée par Miley Cirus).

Ça, c'est pour le côté intello propre à ceux qui veulent remonter à la source et décortiquer avant de goûter. Que ce mot soit apparu pour la première fois en 2005 sur un site australien, que son utilisation ait augmenté de 17000 % entre 2012 et 2013, qu'un pseudo chanteur à midinettes ait investi 1,1 million de dollars dans une application gratuite permettant de réaliser, partager et liker des photos de soi, que le premier autoportrait en photo remonte à 1840 avec Hippolyte Bayard, et qu'il n'est pas impossible que l'on en trouve aussi trace dans les grottes de Lascaux, bref tout ça je vous l'épargne. 

Moi, (vous remarquerez l'utilisation du pronom personnel moi au début de mes phrases, signe de mon narcissisme latent) ce qui m'a sidéré, c'est ce besoin affiché par l'homo sapiens moderne à se regarder le nombril avec autant de ferveur. Car j'imagine qu'en matière de cadrage, je ne suis pas loin de la réalité, vu comment certains s'y prennent pour faire leur autoportrait. 

Il n'est pourtant pas si loin le temps des autoportraits subtils à la *Jeanloup Sieff ou **Arno Rafael Minkkinen. La recherche du bon cadrage, l'angle de vue persifleur, le décor savamment réfléchi, le déclic patiemment enclenché pour donner sa matière à l'effet souhaité. Heureusement, de nos jours encore, l'autoportrait permet aux artistes de se confronter à l'auto-fiction, à la quête de leur propre identité, à la subjectivité et à la flexibilité de leur je. Mais pour tous les autres, qui ont bien le droit de ne pas être artiste sans pour autant être triste, quel egocentrisme primaire dans cette maléabilité du jeu. 

Un jeu qui malheureusement peut tourner au cauchemar puisque cette année, 12 personnes ont trouvé la mort en réalisant des autoportraits à l'aide de leur téléphone, contre 8 en raison d'une attaque de requin. Ce qui confirme bien que l'homme est un loup pour l'homme. Ou un requin si l'on se trouve dans le quartier financier de la City ! Et même le ministère de l'Intérieur russe a lancé en grande pompe une campagne de vigilance avec ce slogan ''Un selfie cool peut vous coûter la vie" suite aux nombreux décès causés par cette pratique qui de se photographier avec une grenade à la main, qui de se photographier devant un train en marche, qui de se prendre avec un pistolet (chargé) sur la tempe, etc... 

Le selfie se suffit-il à lui même ? Le je en vaut-il le jeu ? Narcisse ne s'est-il pas noyé à force d'admirer son image dans le reflet du Styx ? 

Armé de mon Canon G9 et d'un moleskine cher à Elisabetha et Ade, me voilà parti déambuler dans les rues de la belle City. 

Parce que ressentir une ville c'est s'y perdre pour mieux la découvrir, c'est s'éloigner de ses artères principales pour mieux se rapprocher de ses habitants, c'est s'aventurer hors des sentiers battus pour mieux s'imprégner de ses moeurs. 

Est-ce le charme suave de la capitale britannique avec tous les poncifs qu'elle véhicule sur sa tradition qui fait que, où que j'aille, je vois un quidam en train de s'autoportraitiser devant l'un des nombreux symboles inhérents au charme de cette culture insulaire ?  

La course aux ''like'' n'a jamais autant battu son plein sur les réseaux sociaux d'où cette effervescence à s'emplâtrer le portrait devant Big Ben, la garde royale, le château de la Reine ou la statue de Queen, tout dépend du degré d'affinité, l'amiral Nelson à Trafalgar Square, Sherlock Holmes à Baker Street, Jack l'Éventreur à Tower Bridge, les speakers de Hyde Park, et immortaliser son image devant l'âme rebelle de Campden Town, les puces de Portobello, les villas de Notting Hill, les gratte-ciels de la City, les vitrines de Knightsbridge, les halles chics de Covent Garden, les jardins de Kensington, le chic de Mayfair, l'eclectisme de  Soho…

D'autant plus que si certains n'ont pas le bras assez long, ils peuvent toujours en trouver une extension avec la perche à selfie. Si ! Si ! A quand le bâton de ski ou le piolet de randonnée voire la canne à pêche adaptée pour se tirer le portrait ? Lui aurait-il prédit un tel succès cet ingénieur japonais lorsqu'il inventa et breveta le ''selfie stick''en 1983 ? 

A la voir aujourd'hui remplir son rôle de valorisation de l'ego en donnant  à tout un chacun l'impression d'être le centre du monde, il aurait eu tort, le nippon, de ne pas s'être trop admiré le nombril. 

Du haut de mon bus à impériale, il me suffit de jeter un oeil en ce bas monde pour voir quelqu'un tendre le bras devant lui et sacrifier à la sacro-sainte attitude de se mettre en gros plan quitte à rendre le décor minimaliste et réduit à un simple accessoire. 

Je ne peux m'empêcher d'esquisser un rictus devant l'affligeance de tous ces gens qui en tendant leur perche à bout de bras me donnent le sentiment qu'ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez et s'inscrivent dans une course au partage de futilités jubilatoires. 

Mais je suis probablement un has been qui ne saisit pas l'intérêt du selfie en tant que moyen de briller dans le regard des autres à force de porter un regard flatteur sur soi-même.

Certains esprits plus érudits parleraient plutôt d'une culture du partage pour justifier d'une sociabilité intense. Le selfie en tant qu'ego trip permettant une libération de l'expression de soi et l'accès à une certaine forme de reconnaissance.

Moi, tendre le bras, ça me fait une belle jambe car j'en ai rien à faire de savoir comment je veux être vu …préférant regarder de l'autre côté de l'objectif et voir le monde tel qu'il est et non moi, comme je suis. 

J'apprends même que le selfie a ses codes et ses utilisateurs : du selfie no limit - l'apanage des portraits avec un arrière plan trash ou morbide -  au perfect selfie avec sa fameuse ''duke face'' (comme une moue de canard !) qui amène ses adeptes à un niveau de vacuité proche de l'absolu. Des stars, des people, des ados, des prolos, des politiques, des zéros, des héros, vous, c'est toute une génération qui n'en finit pas de se liker. Tous des ''serial liker'' en puissance !

Alors, pour ne pas faire l'ours et rester imperméable aux modes de mon époque, et puisqu'on n'est jamais aussi bien servi que par soi même, je me suis amusé à me ''selfier'' (ça se dit ça ?), à m'autoportraitiser. Comme ça. Juste pour voir. Mais pas pour me voir. Juste pour essayer le concept du selfie, élu mot de l'année.

Et par curiosité, voir à quoi ressemblerait mon moi de l'autre côté du miroir, dès fois que ce dernier me dise qui est le plus beau !

Le résultat est effectivement à la hauteur de la suffisance de cet article.

Si vous ne me croyez pas, je vous invite à découvrir mon premier selfie en remplacement de l'image actuelle mais uniquement le mardi 8 décembre, jour de la fête des Lumières à Lyon.

Ben oui, quoi !  Faut être une lumière pour faire son autoportrait et flatter son ego.  :) Décidément, je me tends bien la perche pour me faire liker ... ou pas !

* www.jeanloupsieff.com/                                                                     ** www.arno-rafael-minkkinen.com/photographs.html

 © photo : by myself