Pente savonneuse
Mathieu Jaegert
Ernestin dévale chaque matin à la même heure la rue principale du bourg. Deux ans qu’il a élu domicile ici, deux ans qu’il se plie invariablement au rituel, sourire aux lèvres, œil vif et malicieux. Les autochtones se sont vite adaptés au manège quotidien du quinquagénaire. Bien sûr, les vieux de la vieille sont encore intrigués, mais ils n’ont jamais osé l’interroger. D’ailleurs personne ne sait quoi que ce soit de lui. Peu importe, Ernestin a toujours un mot sympathique, une attention. Il a beau être maître dans l’économie de paroles et conserver ses manies au fil du temps, il est apprécié de tous. Même de Michel, le patron du bar-tabac à qui Ernestin n’achète jamais rien. Pas un paquet de cigarettes, pas un journal, même pas un petit café. Il ralentit cependant toujours devant le pas de porte du commerçant en esquissant un geste poli sans se départir de son regard amusé.
Le « Bonjour ! » de Michel claque dans le jour naissant tous les matins à 7h32. Chaque matin à cette heure Ernestin pourrait pousser la porte. Mais Michel sait qu’il ne le fera jamais.
Ernestin, lui, est heureux comme cela. Il a eu un peu peur à son arrivée mais ses craintes se sont envolées grâce à la discrétion des gens du village. Pas d’intrusions dans sa vie privée, très peu de questions, il se sent respecté même s’il se contrefout de l’amabilité des autres. Mais la situation lui convient. Ici les gens ne sont ni trop gentils, ni trop cons, l’un pouvant aller avec l’autre d’ailleurs. Non, la dose est harmonieuse. Il a réglé le rythme de son tour habituel sur ce mélange. Tous les matins, il ouvre ses oreilles à la connerie humaine et calque sur celle-ci son sourire et son regard. La bêtise s’étale par petites touches ou s’éparpille à grands bruits accompagnée de l’humour et de la gouaille des « locaux ». Ca lui plaît. Il sait que ces tranches de vie seront exploitables dès son retour chez lui. La connerie s’effrite parfois en miettes, elle n’en reste pas moins solide, ancrée, cramponnée aux pavés. Lui n’en perd pas une.
Ce matin-là, Michel jette un œil machinal à la vielle pendule défaillante de son magasin. 7h43. Il quitte son comptoir et s’approche du cadran pour vérifier son état de marche. Ernestin aurait déjà plus de dix minutes de retard…Impossible.
Hésitant, il sort et croise le regard de quelques commerçants tout aussi circonspects.
Ce mercredi, Ernestin vient d’éteindre le poste de radio. Comme d’habitude. Mais la dernière information le laisse songeur et perplexe. Une idée lui vient, illuminant son visage encore fermé. Il s’est mis en retard. Tant pis, ce sera l’exception. Il se pare de son sourire légendaire et de son couvre-chef préféré.
Ce mardi matin-là, Ernestin dévale la pente avec vingt minutes de retard, un plan en tête et son chapeau dessus.
A 7h52, pour la première fois, il entre chez Michel, le pas décidé. Le propriétaire du bar tabac se retourne et sursaute à la vue d’Ernestin.
« Bonjour Ernestin ! » tente-t-il de se reprendre maladroitement.
Il le sent plus agité que d’habitude, moins doux dans ses mouvements. La suite lui donne raison. Ernestin s’approche de lui en brandissant son chapeau et en entamant une tirade aussi violente que surprenante.
« Michel, tu veux que j’te dise pourquoi jamais je t’achèterai le moindre journal ? Tu veux savoir, hein, t’aimerais bien comprendre. Et ton café, t’as vu combien il coûte. Même à Paris, il est moins cher. Tu t’fous de qui ? Pas bon, je suis sûr en plus qu’il est dégueulasse… »
- Oh Ernestin !
- Ta gueule, j’en ai marre de passer devant chez toi tous les jours et de faire semblant
- Ernestin, merde, qu’est-ce qu’il t’arrive, toi qui est si gentil d’habitude avec nous tous ?
- Gentil, moi, gentil ? Marre aussi de la gentillesse de pacotille. T’as pas entendu, c’est la fête de la gentillesse, ben le Saint Patron de dame gentillesse, il s’appelle pas Ernestin, t’as compris ?
- Mais non, c’était hier la journée de la gentillesse !
- Hier ? Merde, et en plus c’était hier ? » conclut brusquement Ernestin, le chapeau en suspend et le sourire aussi.
Michel n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. Ernestin venait de faire demi-tour, le pas moins assuré qu’en entrant…
oui je suis comme certains de tes commentateurs, lol, il me manque un petit chouième de quelque chose pour être rassasié... y'a-t-il une suite de prévue?
· Il y a plus de 11 ans ·Giovanni Portelli
Intrigant l'Ernestin, on "sent" les persos.
· Il y a presque 12 ans ·Ligne 9, j'aurais inversé "même" et "pas" pour le café, à première gorgée en tout cas ;)
Mathieu Cesa
Merci, pour cet instant de détente, dans ton univers.
· Il y a presque 12 ans ·Que ton talent,ne cesse de prendre une plume, afin de faire briller nos yeux.
marmouille--2
Eh ben moi je dis bravo ! Mais c'est parce que je suis gentil :)
· Il y a presque 12 ans ·Chris Toffans
Exact, comme quoi, même en relisant...Grosse faute.
· Il y a presque 12 ans ·Mathieu Jaegert
Copié/collé : " ... les vieux de la vieille sont encore intrigués, mais ils n’ont jamais osé l’interrogé."
· Il y a presque 12 ans ·Cela ne serait sans doute pas plus mal si les vieux n'avaient jamais osé "l'interroger".
tantalice
"la dose est harmonieuse", l'écriture aussi !
· Il y a presque 12 ans ·vaureal
J'aime bien comme d'hab. Morale, si tant est qu'il en faille une:): rien n'est jamais aussi lisse que ça pourrait y paraitre!!
· Il y a presque 12 ans ·corinne-antorel
Tu touches à tout de plus en plus et franchement ça te réussit !
· Il y a presque 12 ans ·janteloven-stephane-joye
Moi, hé bien, j'aime bien la fin justement et puis le style qui ne s'embarrasse pas de fioritures ...
· Il y a presque 12 ans ·En fait qui est ERnestin : on voit bien dans les commentaires que chacun y a mis quelque chose. C'est ça la puissance d'évocation , le mystère et cout ça ?
marie-roustan
Ernest deux est un tête en l'air ou pas con centré sur la vie courante pour louper la journée de la gentillesse, chose idiote pourquoi pas la semaine de la connerie ou le mois du violeur et nec plus ultra l'année sans impôts????? allez un cdc bien mérité pour cette très bonne idée la forme en forme comme d'hab
· Il y a presque 12 ans ·franek
ben moi, j'ai trouvé ça vach'ment bien!
· Il y a presque 12 ans ·oui, ça aurait pu être un peu plus développé, mais c'est tout de même très bien écrit!
et j'aime te retrouver dans un style différent, preuve que tu as de multiples talents!
bravo!
Karine Géhin
Ah quand la gentillesse est mise en fête......Il me plaît Ernestin...Le pauvre !
· Il y a presque 12 ans ·theoreme
Très intéressant et très bien joué je trouve. Je fais la synthèse des com' pour faire le mien : c'est pas mal comme c'est, une gentille petite chronique qui fait sourire, ET ça pourrait également être plus étoffé pour en faire une nouvelle qui ferait deux ou trois pages de plus. Tout est vraiment dans le format.
· Il y a presque 12 ans ·wen
Comme quoi, hein !! l'écriture est magique !! chacun y puise ses impressions, ses ressentis !! vive l'écriture ! j'ai dit hugh !!
· Il y a presque 12 ans ·lyselotte
Même commentaire qu'Elsa.
· Il y a presque 12 ans ·En fait, j'aurais aimé avoir une description d'Ernestin un peu plus étoffée, déclenchant presque de la tendresse. La chute n'en aurait été que meilleure. A mon avis... :)
sophie-l
Très très sympa !! j'aime beaucoup la façon dont tu campes les personnages et celui-ci a l'air malicieux et ...bien attrapé ! cdc
· Il y a presque 12 ans ·et je rajouterais(après avoir lu les coms' que perso, je trouve qu'il ne manque rien !! la promptitude des changements de situation va parfaitement avec l'idée sautillante que je me fais d'Ernestin...mais c'est une remarque toute personnelle !
cdc
lyselotte
Pas du tout autobiographique : je suis beaucoup plus jeune qu'Ernestin !
· Il y a presque 12 ans ·Mathieu Jaegert
J'ai bien aimé, mais je suis assez d'accord avec Joëlle, ce n'est pas de ton style habituel, cela dit c'est peut être une nouvelle veine à exploiter
· Il y a presque 12 ans ·Dominique Arnaud
C'est vrai...je suis allé vite en besogne pour plusieurs raisons. Je souhaitais ne faire qu'un clin d'oeil à cette fameuse journée...
· Il y a presque 12 ans ·Et je n'ai pas l'habitude de poser les situations et les personnages !
Merci à vous tous.
Mathieu Jaegert
Je rejoins Hel dans son commentaire, mais l'idée de départ est très bonne et aurait mérité un développement plus long.
· Il y a presque 12 ans ·Elsa Saint Hilaire
Effet pervers, bien écrit, de la journée de la gentillesse.
· Il y a presque 12 ans ·Si tu t'attaques à ça t'as du boulot :
janvier
1er janvier : Journée Mondiale de la Paix
4 janvier : Journée mondiale du braille
9 janvier : Journée mondiale de la Corse
15 janvier : Journée Mondiale du migrant et du réfugié
26 janvier : Journée Mondiale de la Douane et sur l'éthique
27 janvier : Journée de la mémoire de l'Holocauste et de la prévention des crimes contre l'humanité
29 janvier : Journée Mondiale des lépreux
février
2 février : Journée Mondiale des Zones Humides
...
J'arrête là, pour la suite : http://www.journee-mondiale.com/les-journees-mondiales.htm
simon-rainner
On ne peut pas être gentil tout le temps, il faut un exutoire sinon ça explose ! Encore un bon texte Mathieu.
· Il y a presque 12 ans ·nilo
J'ai trouvé qu'on passait trop brutalement d'une situation à une autre, du coup un peu de mal à suivre le cheminement, comme si il manquait un petit quelque chose...
· Il y a presque 12 ans ·hel
C'est une fin surprenante...
· Il y a presque 12 ans ·chiarra
j'adore l'ecriture, qui glisse ( c'est pour la pente savonneuse) et que l'on lit avec delice. mais qu'est-ce qu'il lui a pris a Ernestin? trop de gentillesse tue la gentillesse ou alors la gentillesse ca n'existe plus? tout est facade et mensonge? si c'est ca c'est bien triste. tres bon texte.
· Il y a presque 12 ans ·christinej