Vingt ans à vivre
riatto
Le premier fruit que j'ai goûté ? Une sorte de petite boule orange, de celles qui poussent dans les buissons plantés au bord des squares ; arrosée de pisse de chien, asphyxiée par l'échappement des autobus. Je l'avais même pas avalée que j'en prenais déjà une. Tiens ! Caca ! C'est sale ! Pas mettre à la bouche ! Jamais !
Tout ça pour vous ordonner vingt ans plus tard de bouffer cinq fruits et légumes par jour.
***
Ça n'est pas sans une légitime fierté que je repense à ma première fois.
J'avais quatre ans ; ma toute première tentative de suicide.
Mais chut n'allons pas trop vite.
Bien sûr une telle précocité aurait de quoi surprendre, si l'évènement n'avait lui-même été précédé d'un signe avant-coureur ne laissant aucune place au doute quand à mes intentions futures.
N'avais-je pas déjà laissé entrevoir un extraordinaire désir d'émancipation quelques mois plus tôt lorsque, âgé de trois ans et demi au plus, j'avais réalisé avec hardiesse ma première tentative de fugue ?
Lâchant habilement la main de mon père - lui laissant ainsi croire que je tenais par ailleurs celle de ma mère, je me souviens avec une boule au ventre de ce premier vertige, cette ivresse de liberté lorsque je me retrouvai soudain hors de vue de mes parents, m'enfonçant seul dans les allées grouillantes du marché aux puces de Saint-Ouen.
Les tourne-disques à même le sol, le vacarme saturant les hauts-parleurs, et ce brouillard ! La brume fumante des saucisses, la forêt de pattes d'eph' dans laquelle je me faufilai, disparaissant aux regards, mes yeux cherchant le ciel et réclamant un horizon inaccessible...
Bien qu'elle ne fut que de courte durée, cette première cavale s'acheva comme s'achèvent les cavales réussies : entre deux agents moustachus, dans l'étuve moite du commissariat de Clignancourt, lui-même rafraîchi par un ventilateur en plastique orange. On diffusa un avis de recherche et on lança plusieurs voitures à la poursuite de mes parents.
On poussa des cris, puis on m'embrassa. Puis encore des cris, une baffe et finalement un bonbon. Pendant qu'on remplissait des papiers de Police, je griffonnai quelque paysage maladroit, sagement assis derrière le bureau de l'inspecteur, retrouvant ainsi une certaine prestance... Mais au fond, tout au fond de moi je ruminais déjà le cruel échec de cette évasion manquée.
Il me fallut donc attendre l'hiver suivant, et mon quatrième anniversaire, pour que se relâche enfin la vigilance de mes gardiens.
Attristé par le spleen incurable qu'avaient fait naître en moi et en vrac : les dernières nouvelles du crash pétrolier, l'agonie des trente glorieuses, la chasse au gaspi, la mode des sous-pulls en polyamide, l'approche fluorescente des années quatre-vingt, mais, plus que tout, l'intolérable acharnement de la planète Véga et de ses golgoths lancés à l'assaut de Goldorak, je décidai de mettre fin à mes jours.
La cité dormait sous la neige. D'ailleurs cela se passait avant qu'elle ne devienne une cité. Quand les barres d'immeubles et leurs halls glacés offraient encore un semblant de civilisation aux familles multicolores, avant que les ascenseurs à la peinture déjà écaillée ne se parfument à l'urine, quand les derniers rockers en blousons de cuir filaient encore à mobylettes ; avant l'invasion des survêtements, du rap qu'on a d'abord appelé hip-hop, puis rap, puis à nouveau hip-hop ; avant le tsunami des chaînes musicales, les clips épileptiques à fortes poitrines et l'avènement des cylindrées allemandes. Avant, quoi.
Réveillé par une soif (déjà) inextinguible, un noeud au ventre et ce désir urgent d'aller voir ailleurs. De l'autre côté des barreaux ; les barreaux du lit qui ne font jamais qu'enfermer les cauchemars, laissant les gamins prisonniers, à la merci des monstres de la nuit.
Sur la moquette épaisse je glisse en silence le long du couloir bleu.
La cuisine somnole, jaune et verte dans le halo des réverbères et le cafard du mois de mars.
Je sens encore sous mes pieds la fraîcheur du lino, tandis que je traîne le petit tabouret vers l'immense réfrigérateur. La porte s'ouvre, la lumière m'aveugle, le frigidaire ronronne doucement.
Dans la porte les bouteilles ; tout là-haut la rangée d'oeufs, et entre les deux l'étage des sauces. Là ! Entre la moutarde et les cornichons, le flacon qui m'intéresse...
Celui dont le bouchon collé est difficile à dévisser, à cause du sucre qui a coulé.
Le sirop de la dernière fois, celui que le docteur a donné quand je toussais avec de la fièvre. Un nectar si sucré et si doux ! Et ce goût de caramel-fraise... Aucune promesse n'est plus puissante pour mon gosier d'oisillon et cette soif de partout qui me brûle !
Mes souvenirs s'arrêtent net, dans le pur délice du sirop que j'engloutis à pleines gorgées.
Je n'ai rien vu des gyrophares, mais je suis sûr qu'ils étaient bleus.
Rien vu non plus des uniformes, de la civière ni du camion, j'aurais tellement voulu voir ça ! Une estafette rien que pour moi, Police Secours écrit dessus, et la sirène sur le boulevard, filant dans la nuit sous la neige... C'est dommage, j'en ai pas complètement profité.
Je me suis réveillé au printemps, ma chambre avait disparu. Les docteurs m'ont donné des glaces, et aussi un énorme bateau tout en plastique pour jouer dans le bain.
Bien sûr j'étais un peu déçu d'avoir encore raté mon coup, mais quand même les glaces étaient bonnes, et j'ai toujours aimé les glaces, surtout celles en forme de fusées avec trois couleurs d'arc-en-ciel.
Ce qui m'a surpris ensuite, c'est qu'on n'est pas rentré chez nous.
Je ne sais pas si c'est à cause de la bouteille de sirop, mais je n'ai pas revu ma chambre. Ni la cité, ni la maison. Pas revu non plus la cuisine, qui est restée dans ma mémoire comme la dernière fois que je l'ai vue. Je n'ai pas pu jouer dans mon bain avec le bateau en plastique, parce qu'ensuite on a déménagé, et qu'on n'a pas eu de baignoire avant un assez long moment.
Pendant un assez long moment aussi, je n'ai pas revu mon père.
Comment ce texte m'avait-il échappé ?
· Il y a plus de 8 ans ·nyckie-alause
y steak haché...
· Il y a plus de 8 ans ·riatto
;-P
· Il y a plus de 8 ans ·nyckie-alause
Aha quel beau texte ! Émouvant, détaillé, j'ai senti des trucs !
· Il y a plus de 9 ans ·Merci ;))
fefe
Merci !
· Il y a plus de 9 ans ·riatto
Coup de poing ! Souffle coupé
· Il y a plus de 10 ans ·sophiea
Belle découverte ! Merci !
· Il y a plus de 10 ans ·mamselle-bulle
superbe
· Il y a presque 11 ans ·reverrance
Merci
· Il y a presque 11 ans ·riatto
J'ai quasi les mêmes souvenirs, le suicide en moins..... et la cuisine jaune et verte chez moi c'était orange et rouge...Superbe texte.
· Il y a environ 11 ans ·Marion B
Merci Marion
· Il y a environ 11 ans ·riatto
Riatto, c'est bien et courageux de continuer ce texte avec une chute... mais chut ! Les éphémères ne vivent que 24 heures puis plus le temps de vivre, c'est leur douche froide
· Il y a plus de 11 ans ·Stéphan Mary
@ Smilling cocoon & marielesmots : un merci très sincère
· Il y a plus de 11 ans ·@ Fuko San : 1m79 à la toise, à la piscine j'ai pas pieds dans le grand bain.
@ dimir-na : pas certain d'avoir tout bien compris, mais ça a l'air gentil alors je vais relire dou-ce-ment ( sacrément cortiqué comme commentaire ! )
riatto
J'ai toujours dit que Riatto était grand ;-)
· Il y a plus de 11 ans ·fuko-san
Le philosophe livre des observations. Elles sont souvent retranscrites dans des livres, où la réalité est trop souvent rejetée. L'absence fait bon ménage avec la réitération, elle a quelquefois pour conséquence, la volonté de s'éliminer soi-même, afin d'éliminer tout problème.
· Il y a plus de 11 ans ·Le pardon quant à lui, reste une forme de résurrection au travers de laquelle on continue à respirer, à exprimer, à écrire, à dicter le pourquoi du comment d'un isolationnisme profond. Qui peut prétendre être né, sans ne rien apporter à ce monde. Le poète lit plus souvent son coeur que son cerveau, il offre sa tendresse, un vrai remède. Pages ouvertes, pages offertes , livraison de commentaire, bouquet de tendresse, Dimir-na.
dimir-na
Un texte mené avec brio et originalité. L'émotion est au rendez-vous, bravo
· Il y a plus de 11 ans ·marielesmots
l'art de faire du GRAND avec seulement quelques brochettes de lettres toutes simples...
· Il y a plus de 11 ans ·CdC & merci pour le plaisir de cet intermède.
smilling-cocoon
@ Lyselotte : je vais bien, merci Clochette ;-)
· Il y a plus de 11 ans ·@ Apolline, Rafistoleuse, Choupette merci,
@ Marie : la génération X existe
@ SuzeIH : plus il y a, à suivre...
riatto
Il est très beau ton texte, j'en lirais bien plus... :)(Et c'est vrai les sous-pull en polyamide ça donne vraiment le spleen...)
· Il y a plus de 11 ans ·suzelh
Première génération perdue... CDC
· Il y a plus de 11 ans ·Marie Cornaline
C'est drôle et frais, ça fait sourire les souvenirs, au début.
· Il y a plus de 11 ans ·Et la chute m'a donné des frissons...
C'est superbe. Coup de coeur.
rafistoleuse
La nostalgie n'est plus ce qu'elle était...
· Il y a plus de 11 ans ·riatto
laurent est un peintre talentueux de la Nostalgie ... à petites touches colorées et délicates, il brosse des portraits acidulés et fondants qui touchent mon petit cœur d'homme ... merci pour toute cette tendresse qui nous fait revivre nos premiers pas de petits Humains ...
· Il y a plus de 11 ans ·woody
Ah, les gosses! On ne sait jamais ce qu'ils pensent vraiment...
· Il y a plus de 11 ans ·Choupette
Laurent, encore un beau récit... qui prouve bien que le petits dans leur état d'esprit et de faits peuvent voir plus loin que les grands...
· Il y a plus de 11 ans ·Apolline
Superbe ! vraiment ! captivée par chacune de tes créations originales, narrées avec talent et tendresse! Tu vas bien Peter Pan?
· Il y a plus de 11 ans ·cdc
lyselotte
Non dit bien écrit.
· Il y a plus de 11 ans ·yl5
Toujours un sacré talent !
· Il y a plus de 11 ans ·tendresse
@Octobell : Merci beaucoup, c'est très agréable de partager ces sourires aigres-doux... ( bon, je vais vérifier le sens d'oxymore quand même, je ne suis plus trop sûr ! )
· Il y a plus de 11 ans ·riatto
Arf, la chute donne un coup de massue ! Ce texte n'est rien d'autre qu'un géant oxymore ! J'adore tout le paradoxe entre l'enfant de 4 ans et son esprit totalement blasé de la vie. Le paragraphe sur le crash boursier et goldorak résume parfaitement l'idée, je trouve. Puis même si le sujet est franchement dramatique (il commence bien dans la vie, ce gosse !), c'est drôle. Jusqu'à la chute qui fait tout de suite tomber le sourire. Oh, et j'aime beaucoup ton écriture ! Bravo, bravo !
· Il y a plus de 11 ans ·octobell