Deviens ce que tu es.
jeff-balek
Ray Bolonsky se souvenait.
Treize ans auparavant. Le même jour d'hiver, glacial et pur. Le même local technique du chauffage urbain de Morgan Hill. La même eau noire et tiède jusqu'aux chevilles. La même chaleur humide. La sueur qui ruisselait sur son front et qui gouttait sur ses paupières. Ce spot de lumière crue presque bleue qui l'aveuglait. La pénombre du ventre tiède et palpitante du de la ville. La peur.
Ray Bolinsky se souvenait.
Bob Redskin debout, nu. La fille blonde et nue qu'il tenait plaquée contre lieu comme bouclier. Ray, les deux mains tenant la crosse de son Sig Sauer. La ligne de tir si étroite. Les mots de Bob qui le défiait. La sueur qui lui glissait dans les yeux. Le regard suppliant de la fille. Le regard ironique et froid de Bob. Son doigt sur la gachette. La détonation. La fille, le trou dans son front, sa chute dans l'eau sale. Le sourire de Bob. Ses mains en l'air en signe de reddition. Puis les cris de Gus, le coéquipier de Ray. Gus agenouillé près de la fille. Gus agenouillé près de sa fille.
Les menottes d'acier sur les poignets de Bob Redskin. Le retour à la lumière. L'air frais. Le ciel bleu. Le soleil, sa lumière froide et crue. Les flashs et les caméras de la presse. Ray Bolinsky se disait qu'il n'avait jamais quitté l'enfer du ventre de Morgan-Hill, l'enfer de Bob Redskin
Bon dieu. Tout recommençait. Treize ans après.
Bob Redskin, nu. Son corps décharné de vieillard. Une fille blonde et nue allongée sur une table d'acier. Ses poignets et ses chevilles liées. Son regard affolé. Sa bouche bâillonnée. Le couteau de Bob sur sa gorge. La mire de l'automatique de Ray pointée sur le front de Bob.
Bob Redskin parlait doucement.
Il distillait des mots exacts et mesurés.
Il lui disait que tous deux étaient des chasseurs. Que seules les proies différaient. Quoique, quand ils y regardaient bien, étaient-elles si différentes?
La lame d'acier sur le ventre de la fille.
Bob parlait.
Il instillait ses mots dans l'esprit de Ray, posément.
Il parlait de la volonté de puissance. De cette volonté de créer des formes, de créer sa propre forme au sein du chaos. De créer, de former sa propre vie à la force de la volonté.
Ils étaient des prédateurs.
La lame d'acier sur le sein de la fille.
Ray voulait le silence et pourtant, il ne pouvait se résoudre à tuer immédiatement Bob. Trop simple. Il voulait connaitre le pourquoi de ses actes.
La lame d'acier sur la cuisse de la fille.
Bob savait qu'il était bientôt mort. Que sa vie s'achevait ici, dans cette moiteur sale. Là où, quarante ans auparavant, il était réellement né. Qu'il était sorti du ventre et du sang de sa première proie.
Bob distillait ses mots. Syllabes par syllabes.
La lame d'acier sur le sexe de la fille.
Que pouvait-on faire de sa propre nature? Le devoir d'un homme était de la magnifier en la poussant à son expression la plus pure. Bob demandait à Ray quelle proie il chasserait, après. Et Ray n'avait pas de réponse.
Ray voulait comprendre.
La fille voulait la vie.
Bob voulait la mort.
Bob disait qu'il était fini. Trop vieux, trop usé. Il demandait à Ray de le tuer. Il demandait aussi à Ray de lire le message qu'il avait gravé sur le ventre de la ville.
La détonation.
Le nuage de fumée.
L'odeur de poudre.
Bob agenouillé dans l'eau, la tête baissée. Mort.
Le regard de la fille. Plein de joie et de reconnaissance.
Une heure plus tard.
Van Sijll, de la police des polices interrogeait Ray Bolinsky. Que s'était-il passé?
Et Ray répondait laconiquement.
La prison. Bob. La filature. La fille blonde, trentenaire comme toujours. La seringue d'agent paralysant. L'enlèvement. Les souterrains, le local du chauffage urbain. Les liens. Le couteau de chasse.
Bob Redskin. Le tir. La mort.
Le couteau de Bob?
Ray ne savait pas ce qu'il était devenu. Tombé quelque part dans cette eau sale, sans doute.
La fille?
Morte. Massacrée.
Et tout ce sang sur lui?
Le sang de la fille. Il avait tenté de la ranimer. C'était idiot, certes. Les réflexes sans doute.
Le bœuf carotte comprenait.
Il s'apprêtait à le laisser sortir.
"Une dernière question
- oui?
Cette phrase, sur le ventre de la fille "Werde was du bist.", savait-il ce que cela voulait dire?
Oui. Cela signifiait "Deviens ce que tu es".
Et ces lettres juste après BR/RB?
Ray imaginait qu'elles représentaient les initiales de Bob Redskin et peut-être les siennes : Ray Bolinsky. BR/RB. Bob faisait une fixation sur lui, depuis qu'il l'avait envoyé en taule.
Fin de l'interrogatoire. Ray méritait sa médaille, mais il n'aspirait qu'à une chose : sortir. Il se rappelait les derniers mots de Bob Redskin "Toi et moi, c'est la même chose. Nous sommes des prédateurs."
Sur le parvis du commissariat, l'air frais lui brûlait délicieusement les poumons. Et cela apaisait un peu cette sensation d'urgence que revêtait parfois le désir. Une jeune femme blonde, la trentaine, passait à quelques pas de lui. Dans la poche de son manteau, il serrait le poing sur le manche du couteau de chasse. Lui seul savait que sur la lame, Bob avait eu la délicate attention de faire graver leurs initiales. BR/RB.
c'est exactement ce que j'aime, c'est une ambiance noire, écrite au rythmes idéal, avec des personnages qui me fascinent, ton style m'agrippe, on peut te lire qu'ici ou alors ailleurs aussi??? j'espère que tu es déjà connu, sinon ca ne saurait tarder!!
· Il y a plus de 13 ans ·l'animelle convaincue et fan!
lanimelle
Ca vaudrait le coup d'en faire quelque chose de plus long non? J'aime cet art de l'ellipse...
· Il y a presque 14 ans ·victoria28
Félicitations !
· Il y a presque 14 ans ·grenouille-bleue
Génial Jeff, tu sais ce que je pense :)
· Il y a presque 14 ans ·leo
@ Sabine : vielen Dank Sabine. Du schreibst gute Texte AUCH... pfff toute façon j'ai toujours été nul en allemand...
· Il y a presque 14 ans ·jeff-balek
Bravo!
· Il y a presque 14 ans ·mlpla
Ich freue mich. Toll !!! Zugabe... zugabe... zugabe.
· Il y a presque 14 ans ·bibine-poivron
@ Sabine : vielen Dank Sabine. Du schreibst gute Texte zu...
· Il y a presque 14 ans ·(oh qu'il est loin mon allemand...)
jeff-balek
Toll !!! Wunderbar Jeff.
· Il y a presque 14 ans ·bibine-poivron
Vous respectez parfaitement les consignes, en apportant des personnages supplémentaires et un parallélisme intéressant pour le questionnement sur l'identité. Evitez le trop plein d'incises et soignez un tout petit peu plus la focalisation zéro.
· Il y a presque 14 ans ·abeline
merci pour cette lecture
· Il y a presque 14 ans ·benino
Oui, bien joué ! J'aime beaucoup
· Il y a presque 14 ans ·Bernard Boisgard
Noir c'est noir, polar pur jus...
· Il y a presque 14 ans ·erx
Jeff, toujours le choix judicieux des mots, des personnages à fort charisme, une histoire où l'on veut en connaître toujours plus...Suis fan !! y a pas à dire !!
· Il y a presque 14 ans ·joann
c'est bon et j'aime beaucoup ce choix de typographie/image pour l'ensemble.
· Il y a presque 14 ans ·interlude
Du grand art, travaillé, sensé, et le choix du genre : roman noir ,punk en diable...
· Il y a presque 14 ans ·mlpla
Polar or not polar, quoique tu fasses, j'aime!!
· Il y a presque 14 ans ·lapoisse
Ce polar est un polart.
· Il y a presque 14 ans ·Marcel Alalof
PS : joli imparfait !!!
· Il y a presque 14 ans ·sophie-dulac
Alors vous aussi vous êtes un aficionado de Henning Mankell,
· Il y a presque 14 ans ·En tout cas super exercice (numéro 16), bravo !
Votre fin ne laisse pas sur la faim …
Bon j’arrête et je retourne avec mon Bob, je vais essayer aussi
Même si je n'ai pas l'âme d'une tueuse ...
sophie-dulac
Si sombre....Vraiment très bien écrit!
· Il y a presque 14 ans ·Klo
Très fort!
· Il y a presque 14 ans ·meo
Un peu d'érotisme et t'es mur pour le concours "J'ai lu" ... bravo, du polar comme on aime ...
· Il y a presque 14 ans ·selig-teloif
@tous : merci de vos lectures attentives.
· Il y a presque 14 ans ·jeff-balek
Tu es vraiment taillé pour les polars Jeff, ce nouveau texte en témoigne ! Tu excelles dans ce genre, à cogiter très sérieusement et à en faire impérativement quelque chose de cette aisance, sinon ce serait du gâchis... Bravo.
· Il y a presque 14 ans ·leo
@Lisa Olivier : pas de suite prévue. C'était juste à titre d'exercice (finis ton verbe).
· Il y a presque 14 ans ·@Lousalome : je ne sais pas encore si je concours pour J'ai Lu. pourquoi pas. Mais pas avec cette nouvelle en tout cas... :)
jeff-balek
J'adore! Le rythme, la chute, l'ambiance...
· Il y a presque 14 ans ·nouontiine
une superbe ambiance de polar, de mecs et de leurs liens ...
· Il y a presque 14 ans ·Manou Damaye
Du grand polar en perspective... Wallander en pâlirait ! Bravo, Jeff. Il faut poursuivre ce texte.
· Il y a presque 14 ans ·Gisèle Prevoteau
Dédoublement de personnalité. Le jeu de scène est bien écrit, même si la fin n'est pas si surprenante. Un air de Shutter Island se sent entre tes lignes. J'aime !
· Il y a presque 14 ans ·Lézard Des Dunes