ETE 89 - Rue Lamarck

Guillaume

Cette année-là, l’été avait commencé en avril. Le bleu du Sud s’était installé à Paris. Les jeunes filles en robes légères se baignaient dans les grandes fontaines. Un air de Rome et de fête flottait sur la capitale. Nous mangions des glaces aux terrasses des cafés. Nous fumions. La vie était insouciante pour les lycéens que nous étions. Tes cheveux noirs étaient ornés d’une paire de lunettes italiennes, tes petits secrets se cachaient au fond d’un sac en cuir que tu avais acheté dans un grand magasin des Champs Elysées encombré de frénétiques japonaises.

Nous avions dix-sept ans et l’avenir à nos pieds. Dans un mois, c’était le baccalauréat. Nous avions pris l’habitude de réviser chez toi, tu habitais sur la butte Montmartre, rue Lamarck, à deux pas de la rue Becquerel. J’aimais monter les guirlandes d’escaliers pour te rejoindre sur ton île, village au cœur d’un océan urbain que nous apercevions à perte de vue depuis tes fenêtres du troisième étage. Venir rue Lamarck, c’était un peu comme partir en vacances. Venir te voir, quand tes parents étaient absents, toi et moi, sans les autres.

C’était un mercredi en milieu d’après-midi, à l’heure où les enfants que nous étions encore un peu faisaient une pause. Je me souviens si bien de ce jour, c’était hier. Tu m’as apporté une grenadine à l’eau peuplée de glaçons qui craquaient sous la chaleur estivale. Je me souviens du grand verre d’un rouge lumineux ruisselant de fraîcheur. Nos mains se sont effleurées, nos regards adolescents se sont croisés. Nous n’en avions jamais parlé, nous en rêvions en secret.

Sans un mot, nous nous sommes levés pour aller dans la petite chambre. Mon cœur battait, le tien aussi. Les hirondelles et les martinets griffaient de leurs vols hiératiques l’azur du ciel, inondant le quartier de cris stridents. Depuis la fenêtre ouverte de la chambre, nous entendions la rue, ses bruits, klaxons et cris mélangés, la clameur de toutes ces vies s’entrechoquant. Tu as rabattu les persiennes qui filtraient la lumière vive du ciel. Tu es venue vers moi. Je ne sais plus qui a fait le premier geste. Nous nous sommes dévêtus. Nous regardions le corps de l’autre avec désir et inquiétude. C’était la première fois. Il y eut les baisers, les caresses et les étreintes, la pudeur et la maladresse. C’était la fin de l’enfance.

Après le baccalauréat, ce fut la faculté de droit, puis la vie. Tu es partie vivre à Aix en Provence, je suis resté à Paris. Je suis devenu avocat. Je suis marié, elle s’appelle Anna. Notre destinée ne devait pas être commune. Nous en avions pourtant rêvé si fort, allongés sur les draps blancs de ton lit, traçant notre avenir dans les bras l’un de l’autre. Il ne pouvait en être autrement.

Vieux, nous nous souviendrons de ce mois de mai 1989. Ce sera pour toujours notre histoire même si nous l’avons ensevelie sous bien d’autres depuis. C’était hier, il y a vingt ans. Pour ce moment, l’un des plus troublants de ma vie, je te porterai dans mon cœur jusqu’à mon dernier souffle, chère Valérie, mon premier amour. Je ne suis jamais retourné à Montmartre, rue Lamarck. 

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