La main du destin

jeff-balek

Voilà qu’il se met à chialer.
Comme un gosse certain de se prendre une rouste.
Sauf que ce n’est pas un gosse, et qu’il n’y a personne sur le port pour lui coller une raclée. Deux trois ivrognes cette nuit qui s’en foutent tout au plus.
« Pardon, pardon… je sais que j’ai jamais été à la hauteur! j’ai jamais pu! »
De mémoire bretonne on n’avait jamais entendu un homme chialer comme ça.
A genou, son avant- bras posé sur la bite d’amarrage il hurle à la nuit.
Il invoque ses ancêtres. Ses ancêtres marins. Ses ancêtres corsaires.
Il se raconte sa vie de bureaucrate bientôt retraité.
Il l’a raté sa vie comme on rate un train en gare. Il avait couru après des années durant. Cinquante ans durant, c’est pas rien. Il l’avait toujours eue à portée de main pourtant. Il l’avait eue à portée de main sa vie, mais rien. Personne surtout pour lui prendre la main.
Tout était allé trop vite.
Faut dire qu’il n’avait pas eu de chance. Il n’avait pas de constitution disait sa mère.
Ça l’excusait peut-être pour toutes ces années passées derrière son guichet?
La nuit et ses gros bouillons de nuages phosphorescents ne lui répondent pas bien sûr.
La nuit ne répond jamais.
Surtout pas à des types comme lui.
Il a beau chercher un quelque chose, un n’importe quoi dans la nuée. Un éclair, un éclat, une volute un peu différente… Mais rien.
Le ciel est indifférent à sa vie minable, comme il l’a toujours été.
Il chiale encore.
Et ça fait marrer deux marins.
Ça doit bien faire marrer les poissons aussi.
Il supplie.
Qui, quoi?
Il ne sait pas.
Mais il supplie qu’on le pardonne pour sa vie de merde.
Il aurait eu trente ans, non vingt, voire dix ans de moins, c’est sûr, il l’aurait attrapée sa vie. Il en aurait fait quelque-chose, oui, c’est certain! Il le jure.
Mais c’est trop tard.
Il lui reste plus qu’à crever comme il a vécu, dans son deux pièces de province.
Il a fallu qu’il revienne sur la terre de ses ancêtres pour comprendre ça.
Pas exactement pour le comprendre d’ailleurs. Pour le métaboliser. Comprendre avec ses cellules ce qu’il a tenté d’ignorer toute sa vie avec sa cervelle.
Trop tard.
Et le ciel qui se met à lui pisser dessus.
Le ciel et tous ses ancêtres.
Trop tard, trop tard, trop tard… Il psalmodierait presque.
Il faut qu’il fasse un acte digne dans sa putain de vie pourtant.
Rien qu’un.
Un acte courageux. Un acte qui fasse de lui un homme. Un acte choisi.
Oui.
Un choix. Un acte délibéré.
Cet acte auquel il songe depuis des nuits, c’est maintenant qu’il faut qu’il l’accomplisse. Maintenant ou jamais. Demain, ce sera trop tard.
Oui.
Maintenant.
Il lève son hachoir.
La lune jusqu’alors couverte se reflète d’un coup dedans.
Il rit. Si c’est pas un signe ça? Il rit comme il n’a jamais ri. Le ciel qui se découvre, d’un coup comme ça! AH AH AH AH! Si c’est pas un signe c’est quoi? Il le gueule dans tout le port.
Le hachoir tombe, bruit de métal, sec.
Cette main.
Cette main qui n’avait jamais su attraper le putain de train de sa vie.
Cette main pouvait bien se faire bouffer par les crabes.

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