Pente décidément glissante

Mathieu Jaegert

La suite de "Pente savonneuse"...

Ernestin remonte la rue en direction de chez lui. Il lui faut absolument retrouver une contenance. Le visage qu’il aperçoit dans la première vitrine n’a plus rien à voir avec celui qu’il s’applique à composer chaque matin en sortant de sa maison. Mireille la boulangère vient à sa rencontre. C’est une des rares personnes avec laquelle il s’autorise de temps à autre un semblant de discussion. C’est sans doute la raison qui la pousse à intervenir. Elle déboule sur lui, poussée par une hardiesse somme toute fragile que lui confère cette relation privilégiée avec le nouvel arrivant. Le sourire et l’attitude sont ceux d’Ernestin, question de mimétisme rassurant doit-elle se dire. Les autres commerçants, planqués derrière leurs étals, posent sur Ernestin leurs regards chargés d’interrogations, aidés en cela par leurs clients complices. Ils font peser sur l’homme une chape de plomb alors même qu’il ne les aperçoit pas. D’ailleurs la rue semble vide, désertée. Même la connerie ambiante a pris la fuite. En tout cas, elle a pris de la hauteur.

Mais Ernestin finira par tenir sa vengeance. Quand la boulangère l’accoste, il pense d’ores-et-déjà à la semaine prochaine :

« Ernestin, ça va pas ?

-          C’était hier !

-          Hier ?

-          La journée de la gentillesse, c’était hier

-          Mais c’est pas grave, toi t’es gentil à longueur d’année ! C’est ça qui compte !

Ernestin ne l’entend plus, il ne l’écoute plus, mais il poursuit les yeux dans le vague et le sourire renaissant :

-          Non c’est pas grave, lundi je ne me louperai pas !

-          Lundi ? Qu’est-ce qu’il se passe lundi ?

Mais personne n’a dû entendre la question de Mireille. Pas Ernestin en tout cas. Le bonhomme venait de retrouver des couleurs et son regard gorgé de malice. Brusquement sûr de lui, il met à nouveau le cap vers l’entrée du village, là où niche sa petite maison, un peu à l’écart de la route principale. Ses coups d’œil appuyés ici ou là sonnent la fin de la représentation, chacun reprenant son souffle et le cours de sa matinée, renvoyant les éventuelles politesses qu’Ernestin adresse sur le chemin du retour.

Mireille hésite, interloquée par l’échange qu’elle vient d’avoir avec Ernestin. Ses propos étaient à la fois remplis d’incohérence et pleins de l’assurance qui se dégage chaque jour du bonhomme. Elle finit par rejoindre Michel qui lui décrit en détails la scène surréaliste qui s’est produite quelques minutes plus tôt.

Mireille a hésité toute l’après-midi et la nuit entière. Mais quand Ernestin a dépassé la boulangerie ce jeudi puis le bureau de tabac de Michel, selon le même rite, en renouant avec ses habitudes délaissées provisoirement la veille, elle a décidé de ne parler à personne des quelques mots au sujet de la journée de lundi.

Jusqu’à dimanche, Ernestin a accompli son tour quotidien comme si rien ne s’était passé. Et les uns et les autres l'ont regardé déambuler, le saluant comme si de rien n’était.

Ce lundi matin, Ernestin part à la bonne heure, son fameux sourire aux lèvres, l’œil vif et le pas alerte. Les autochtones vont et viennent, leur sympathie mâtinée de connerie sur les épaules. Les conséquences de l’épisode quelque peu gênant de la semaine dernière semblent avoir disparu des discussions. Les commerçants et leurs clients posent un regard furtif sur lui et voient bien celui qui dévale la rue tous les jours à la même heure depuis deux ans. Aucune séquelle de mercredi dernier. Ils ne se doutent pourtant pas qu’Ernestin jubile. Aujourd’hui, non seulement il n’a pas pris de retard, mais en plus il est sûr de son plan. Il ne peut cette fois pas viser à côté.

Depuis trois jours, l’hiver a installé ses pénates sur la région. Le froid est aussi vif que la bêtise de certains est piquante alentour. Tant mieux, se dit-il. Seule Mireille a dû l’entendre baragouiner quelques paroles sur cette journée de lundi mais elle n’a pas l’air d’y avoir accordé de l’importance. Ca lui va, il ne veut pas la mêler à cette histoire.

L’église vient de sonner 7h30. Encore une aberration, accrochée au clocher celle-ci. C’est bien la première fois qu’il entend des cloches sonner à 7h30. La vitrine illuminée de Michel se profile à l’horizon. Il ne peut à cet instant réprimer un frisson de joie et d’excitation mélangées.

Michel a eu du mal à se remettre de cette histoire. Pendant deux jours, il a surveillé le manège d’Ernestin, soulagé à chaque fois qu’il passe sa route. Ce lundi matin, les affaires tardent à démarrer, le froid sans doute. Seules les boissons chaudes font recette. Le week-end a été bon, les comptes en témoignent. A 7h32 il lève les yeux de son cahier. Un client s’apprête à pousser la porte. Mais pas n’importe lequel. Michel reconnaît la frimousse d’Ernestin en même temps que sa main droite est prise d’un léger tremblement faisant tomber son stylo.

Pas de panique, il vient peut-être s’excuser. Oui c’est cela, il ne peut venir que pour s’excuser. Au prix du café, ça ne peut être que ça ! Cette dernière réflexion le replonge huit jours en arrière et lui redonne le moral. Il décide de prendre les devants :

-          Ernestin, lance-t-il dans un élan exagérément enthousiaste

-          Michel, elle est finie la journée de la gentillesse, hein, on est d’accord ?

-          Euh oui !

-          Bon alors je vais te dire une chose, et je risque pas de me tromper cette fois !

-          Ah !

-          On est bien le 19 novembre ?

C’est une simple question de rhétorique mais Michel n’a pas pu s’empêcher de répondre un pâle « oui ».

-          Bon, tu me vois venir ?

-          Bah non !

-          Tes toilettes !

-          Mes toilettes ?

-          Oui, je suis sûr que tes toilettes sont aussi sales que ton bar, tu penses à ceux qui posent leurs fesses dessus, tu penses aux femmes ? Il y a même pas d’accès pour les handicapés.

-          Euh, et le rapport avec le 19 novembre ?

-          M’interromps pas, c’est la journée internationale des toilettes et tu mériterais qu’une femme te trempe la tête dans les tiennes. Voilà t’as compris, je suis clair ?

-          Oui, très clair. Si tu veux !

-          Si je veux ?

-          Oui mais pas aujourd’hui parce qu’Ernestin tu vois le 19 novembre c’est la journée mondiale des hommes ! Aujourd’hui je fais ce que je veux.

-          La journée mondiale des…, tu déconnes ?

Michel venait de prendre le dessus. En face de lui, Ernestin a failli s’étouffer.

-          La connerie est décidément mondiale !

-          A qui le dis-tu Ernestin !

  • Très bien...j ai adorée

    · Il y a presque 12 ans ·
    Image

    mery

  • sympa cette suite! je mets cinq petits coeucoeurs!

    · Il y a presque 12 ans ·
    Img 0052 orig

    Karine Géhin

  • Je pars au village, c'est pas l'heure mais il y a peut-être un Ernestin ici !
    Un village de Dordogne ! Merci Mathieu, je m'amuse beaucoup...A suivre j'espère !

    · Il y a presque 12 ans ·
    Ma photo

    theoreme

  • Et la suite c'est pour quand???

    · Il y a presque 12 ans ·
    Yoda 24 04 09 002 92

    yoda

  • très bon tout ça

    · Il y a presque 12 ans ·
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    la-vie-en-rose

  • Excellente suite, Mathieu !-)

    · Il y a presque 12 ans ·
    Pascal 3 300

    Pascal Germanaud

  • Une histoire et des personnages qui prennent de l'ampleur, c'est très bien de s'élever au-dessus de la chronique( même si agréable en son genre) pour s'essayer à grimer tout un univers plus en porfondeur. Il me plairait de connaitre un peu plus les motivations d'Ernestin, et sinon même si je suis ravie de découvrir que tu "creuses" ton histoire, il y a de nombreux changements de temps qui déstabilisent un peu ( sans vouloir faire la rabat joie). Sur le fond je plussoi, tordre le coup à toutes ces journées de ci et de ça, qui sont vides de sens proportionnellement au calendrier.

    · Il y a presque 12 ans ·
    Avat

    hel

  • Peu emballé,et mème décu,( le sujet)je m attendais a une bonne chronique politique de toi le spécialiste,d autant que c est cool, t allume la Copé télé et t as Bourvil et Fernandel,( éé tu boudes mème la politique,éé mème machine marine elle parait un quart crédible quand elle parle de la copé rat tive(c est marrant mais une question me taraude,devant peu tu te trouves vite sourd ou aphone)la politique comme hobby wesh,aussi peu d inspiration,laisse tomber ouaiii t as raison,éé en secret peut ètre ta comédie musical,t est un tit cachotier,bon bein bonne partoche Kamel,et Bonne journée.

    · Il y a environ 12 ans ·
    2012 09 07 12.19.16   copie 92

    Fil,Hip,Oohhh, 18 Rockin Cher

  • Très bon texte et intéressant. Amitiés

    · Il y a environ 12 ans ·
    Aout 2009

    Violette Ruer

  • Super idée les journées internationales... En ce premier jour du mois de frimaire, il semble que ce soit la journée de l'infirmière en Argentine, de l'étudiant au Venezuela, des forces armées au Bangladesh... C'est sûr qu'il y a de la matière !

    · Il y a environ 12 ans ·
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    Anne S. Giddey

  • C'est vrai que si l'on ajoutait toutes ces journées les unes au bout des autres, on obtiendrait des mois de stupidité. Niveau thématique, les nuits sont souvent plus fun, à l'instar de la nuit des publivores ou la nuit des morts vivants...

    · Il y a environ 12 ans ·
    027 orig

    Chris Toffans

  • Oui une date pour chaque jour que le monde nous expose à nos yeux égoïstes parce que nous n'arrivons plus à discerner les dates du bonheur.

    Magnifique texte, la journée des toilettes, j'ai lu cela hier sur Facebook, bientôt il y aura une journée des réseaux sociaux, puis une journée de la poupée, à quand une journée mondiale de la guerre où tout serait permis une seule journée pour tout foutre en l'air et dire le lendemain "ah que ça fait du bien..."

    Nous arriverons surement aussi à la journée de la connerie aussi...

    Bravo j'adore ce texte, j'attends la suite maintenant. CDC

    · Il y a environ 12 ans ·
    Yin   yang   2016

    Patrice Merelle

  • Arf... nous avions raison de te pousser à développer... je te sens glisser inexorablement sur la pente du roman :-) Ta créativité va faire le reste..; ♥
    PS: comme je suis très chieuse, tu peux trouver mieux que: "voient celui qu’ils aperçoivent"

    · Il y a environ 12 ans ·
    Locq2

    Elsa Saint Hilaire

  • Il est sympathique ce quartier, où les gens se parlent encore, autrement que sur fb !
    Très joliment amené, Mathieu, cette réflexion sur la connerie des journées mondiales.
    Tu tiens un vrai un filon ...

    · Il y a environ 12 ans ·
    Sampan 92

    fuko-san

  • Ernestin arrivera-t-il à garder la tête hors de l'eau, j'attends la suite avec impatience!

    · Il y a environ 12 ans ·
    Pulbo 500

    corinne-antorel

  • ah oui ! ils sont attachants tous ces gens si matinaux !

    · Il y a environ 12 ans ·
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    marie-roustan

  • Une pente savoureuse Mathieu !

    · Il y a environ 12 ans ·
    Version 4

    nilo

  • Bravo ! j'espère qu'il y aura une suite, il y a de la matière...

    · Il y a environ 12 ans ·
    Wlw

    simon-rainner

  • Bravo ! j'espère qu'il y aura une suite, il y a de la matière...

    · Il y a environ 12 ans ·
    Wlw

    simon-rainner

  • Bravo ! j'espère qu'il y aura une suite, il y a de la matière...

    · Il y a environ 12 ans ·
    Wlw

    simon-rainner

  • Bonne question christine...

    · Il y a environ 12 ans ·
    Sdc12751

    Mathieu Jaegert

  • Ernestin il a une dent contre Michel ou quoi?? il y aura un troisieme volet pour comprendre pourquoi il fait tout ca?

    · Il y a environ 12 ans ·
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    christinej

  • :D lol

    · Il y a environ 12 ans ·
    Suicideblonde dita von teese l 1 195

    Sweety

  • chaque jour est une fête sur un calendrier !

    · Il y a environ 12 ans ·
    Img 1952

    Michele Hardenne

  • très très marrant et bien écrit bravo

    · Il y a environ 12 ans ·
    Mariage marie   laudin  585  orig

    franek

  • Pente savonneuse :

    · Il y a environ 12 ans ·
    Sdc12751

    Mathieu Jaegert

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