Aux rayons X, t'étais encore plus jolie.

Alice Neixen

Elle passe à peine près de moi, traverse la rame, je ne la vois déjà plus et pourtant tout son être m'envahit. Pas qu'elle soit exceptionnellement belle. Ni moche. Rien sur elle qui puisse attirer, voyeurisme ou obsession.

Non.
C'est une fille banale, jolie. Une odeur de printemps sur des yeux charbonneux.
Mais moi quand je la regarde, c'est comme une galaxie de verre brisé.
Des morceaux tordus, acérés. Des éclats tranchants.

Ca te fait un portrait à la Picasso, désordonné, et je me demande si les gens autour de nous te voit comme ça.


Elle passe à peine, et je viens de tomber en elle.

Ca fait comme un scanner aux rayons X. Qu'importe sa peau, sa veste en cuir. Qu'importe son faux sourire. Qu'importe ses écouteurs et sa musique, avec des basses déréglées. Le silence est assourdissant, parfois.

Elle est au fond du wagon, avec un regard qui couvre le monde.


Tu sais peut-être ça, toi. Le silence, c'est le premier masque de ta solitude de papier mâché. Ca me crève les yeux, de voir qu'on te crève (t'a crevé ?) le cœur.


A Abesses, elle est descendue du métro, démarche sans fausse note. Sans timidité, sans colère. Une révolution silencieuse. Elle ne s'est pas retournée. Et moi, je collectionne les arrêts jusqu'à chez moi pour inventer sa vie.


T'imagines, je te dessine une identité avec des détails volés.


Une cicatrice, sur ton poignet gauche. Une bague d'enfant sur un de tes doigts. Une montre portée à l'envers, cadran à l'intérieur. Des cheveux relevés en fouillis au-dessus de ta nuque. Ton regard qui fait comme un gouffre. Vertigineux. Et le sourire à peine timide que tu m'adresses, à moi la fille de l'autre côté du wagon qui te passe aux rayons X, comme pour dire, un peu sauvage, "c'est privé ça".


Il y a dans les limites qu'on se pose à même le corps une volonté de retenir les curieux. Une façon de dire, au-delà c'est moi, oublie, n'y vas pas. Tu as l'approche élitiste aussi, toi.


J'ai envie de te dire que ce n'est pas dangereux. Pas pour toi. Moi je tombe et je n'y peux rien. Au début, même la chute était douloureuse. Je me perds dans le regard des autres. Et puis, vraiment, la distance réglementaire, à quoi ça sert ? Un regard, même en quelques secondes ça fait toute une histoire, une identité dévoilée, dérobée.


J'aurai pu t'approcher, te poser une question, de celles qu'on prononce sans point d'interrogation. De celles qui font vaciller les gens, d'être ainsi mis à nu. J'en ai posé beaucoup, déjà.
Et les réveils, le lendemain, quand on abandonne ses secrets à quelqu'un d'autre. Je connais aussi.

Je voudrais polir ton être et non ta surface, adoucir tes angles. Te dire que les secrets ne semblent insurmontables que parce qu'on les porte tout seul. Je voudrais tout ça, et puis je me rappelle que je me suis faite une promesse.

Une seule, une mauvaise ou une bonne.

Ne pas croire que le cœur est assez grand pour mettre tout le monde dedans.

Aux rayons X, t'étais encore plus jolie.

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