Les Mots de Marie (lettre ouverte au père)
Colette Bonnet Seigue
Un jour d’hiver, Marie apprend par Josépha l'hospitalisation de son père à Libourne. Elle prend sa voiture et part aussitôt à son chevet. Paul la reconnaît à peine et lui dit faiblement :
C'est toi ? Et fixant son visage remarque : Tu as déjà les cheveux gris ?
Déjà… Vingt ans de silence c'est trop! De retour à la maison, Marie se cache pour pleurer. Alors les mots ressurgissent, se bousculent ivres d'impression sur la page vierge.
Je dois parler, c’est trop lourd !
Lettre ouverte à mon père
Ce matin de novembre, je ne sais ce qui me pousse vers toi. La voiture m'emporte comme un irrésistible aimant. J'ai froid, j'ai peur, peur de te voir, peur que tu ne me vois plus! Et si tu étais ce père que j'ai inventé autrefois dans mes autres peurs?
Ce père qui me tenait la main pour me rassurer. Mais tu ne m'as jamais tenu la main!
Aujourd'hui je voudrais que la mienne rapproche les kilomètres qui me séparent de toi, pour que tu la serres en m'en faire mal. Nos mains liées au bonheur simple, au bonheur complice, gravé sur nos vies. Qui es-tu aujourd'hui ? Et cette route qui n'en finit pas. Ca cogne partout dans la voiture. J'ouvre la radio pour faire diversion. Toi aussi tu es seul, mais tellement présent dans ma vie.
Pourquoi ce vide ce manque de toi? Les autres disaient : "Mon père à moi " Je n'avais rien à dire, pourtant tu étais en moi si fort que j'aurais aimé hurler à la terre entière : " SI VOUS CONNAISSIEZ LE MIEN ! " Avec toi j'aurais redessiné la vie. Avec toi j'aurais plongé dans l'eau glacée sans la moindre défaillance. Avec toi j'aurais foncé les yeux fermés à travers nos détours familiers. Tu m'aurais appris à chasser la nuit noire dans les forêts épaisses. Tu m'aurais donné le secret des étoiles. J'aurais pleuré d'amour pour toi. Tu m'aurais caressé la joue pour apaiser mes enthousiasmes parasites. J'aurais vu briller dans ton regard une lampe magique pour la garder toujours.
Alors tu as choisi une grosse voix pour faire trembler le nid. Tu as choisi l'apparente indifférence pour tuer le temps et le temps lui, a buriné nos vies sans rencontre, sans lampe magique.
Libourne. Il est quatre heures. Des pères s'affairent sur le chemin de l'école. Tu ne manquais jamais la mauvaise note. Ah ! Si j'avais pu faire valser les meilleures sur ton sourire, pour que tu me dises : "Bravo !"
C'est bientôt l'hospice. Un carrefour lugubre propulse ma voiture sur un parking sans issue. Au fond, d'un pavillon à l'odeur de mort, des silhouettes de vieillards cassés et hagards, déambulent sur un sol trop bien lustré. J'ai froid, j'ai peur. Te reconnaîtrai-je dans ce dédale de corps fanés?
Crie-moi : " Je suis là !". Mais je te découvre dans un coin de couloir fixant la terre comme pour y chercher tes racines.
C'est moi ! C'est moi !!
Le temps a figé ton regard. Tes mains autrefois si mobiles se nouent à la manière d'un gisant.
Viens ! Donne- moi la main, il fait si beau dehors. Il pleut trop ici. Mais tes jambes refusent de marcher comme pour narguer notre rencontre.
Soudain, d'un soubresaut inattendu, ton regard s'éclaire, tu te dresses devant moi pour me crier :
« Regarde, je peux danser » !
Et à petits pas comme des enfants ivres nous dansons la gigue de nos retrouvailles. Nous nous risquons alors sur un sentier de promenade autour de ton univers goulag et puis tu es là…Mais tout ce temps perdu qui a gaspillé les heures vides de toi. Je voudrais une baguette magique pour effacer ta révoltante vieillesse. Je serais Alice au pays de l'enfance et nous reconstruirions notre vie sans ride, sans flétrissure!
Mais pourquoi te découvrir si tard, trop tard ? Y aura-t-il un demain pour toi, pour nous ? Peu importe, je ferme les yeux et je suis Alice l'instant ultime de ce moment que nul ne peut nous voler. Je serre ta main si fort, mais aujourd'hui c'est la mienne qui te sécurise.
J'avais oublié la faiblesse de tes jambes. Il nous faut rentrer à pas menus jusqu'à ta cellule. Non tu ne vas pas mourir ici. Il faut se quitter. Déjà ton corps se replie comme feuille morte. Tes yeux se figent. Près de ton lit un grand calendrier me fait dire: «Tu dois regarder les jours pour ne pas les oublier ». Mais tu ne parles plus. Dans huit jours je reviendrai, m’entends-tu ? Après un baiser furtif, je m'échappe sans me retourner, sinon je vais craquer.
Il pleut, les essuie-glaces n'arrivent pas à désembuer mes yeux. Il pleut partout dans la voiture. Pas le moindre parapluie pour m'abriter le cœur ! Bientôt Bordeaux, la besogne, le quotidien…
Il était une fois une petite fille qui ressemblait à toutes les petites filles de la terre! Seulement voilà, cette petite fille là, cherchait un prince trésor du monde et de sa vie.
Je t'ai cherché ô alchimiste père pour oxygéner nos maigres bonheurs ! Je t'ai cherché, rêvé, emprunté, enrubanné ! Nos pas incrustés à la terre vierge se sont enracinés …
J'ai gardé un bout de ton regard pour la veilleuse de ma route
Une lampe allumée tache le noir pour rire à la vie. Une lampe allumée veille
le temps usé aux récifs de l'âme pour dire oui à la vie. Une lampe allumée
grimace en feux follets plaintifs comme une danse d'enfants à l'aube de la
vie. Une lampe allumée offre à la vie son empreinte d'éternité…
Je suis bouleversée ! Ce texte agrippe par le coeur et on le parcourt avidement ! Mots tendresse, intime souffrance ! Merci !
· Il y a presque 11 ans ·theoreme
Une lettre émouvante Colette, je retrouve cette émotion troublante ressentie quand je rendais visite à ma maman.
· Il y a plus de 11 ans ·Elle me manque tellement...
nilo
Personnel et universel. Un texte touchant. Ça me rejoint en tant que lecteur, en tant que fils et en tant que père. Merci du partage et bravo !
· Il y a plus de 11 ans ·Alain Le Clerc
Merci Colette pour ce beau partage. De belles idées émaillent ce texte. Il est si touchant qu'il en vibre. C'est fort aussi par moment et profond. Evidemment, j'ai pensé à mon père et à sa douloureuse vieillesse. Je me promets de le voir plus souvent.
· Il y a plus de 11 ans ·aile68
Merci pour ce partage d'un voyage troublant, troublé vers un être cher affaibli mais qui veut s'en défendre :il danse ! Que d'émotions ! Je repense à mon papa, parti trop tôt, et à maman ,que j'ai aidée,un soir, à prendre son repas avant de la quitter pour ne plus la revoir en vie.
· Il y a plus de 11 ans ·phine
Difficile de parler d'un texte aussi intime... Ces instants d'émotion, ces rencontres qui arrivent trop tard, toutes ces choses que l'on n'a pas dites et qui pèsent...
· Il y a environ 12 ans ·Je pense à "Nantes" de Barbara à "la lettre au père" de Kafka, à mon recueil intimiste aussi "l'à mère ou plus loin que la mémoire"...
dusha2
Moi je n'ai pas de "vrai" papa...j'aime les mots que tu utilises pour parler du tien : j'aime cette fantasmagorie autour de l'image d'un père...
· Il y a environ 12 ans ·Très joli texte empreint de tant de sentiments ♥♥ merci !
Juliette Delprat
quand on jette son intime en pâture, c'est toujours un exercice risqué. L'écriture est habile et nous sert l'absence, la souffrance, le regret avec élégance. Sur le fil au dessus du gouffre... Bref un beau texte fort.
· Il y a presque 13 ans ·flolacanau
Toujours se laisser des choix et rester fort de qui on est ... une plume qui soulève des tonnes. tendresse ( lisez le malheur ne se quantifie pas ) un de mes textes p.4
· Il y a presque 13 ans ·dimir-na
Bouleversant, Colette ! Un Papa, c'est tellement précieux ! Le mien est parti !
· Il y a presque 13 ans ·Il faut parler avant ! Après il reste les rêves ! Merci pour ce doux moment de "communion" !
theoreme
Colette, "ça" remue, je peux vous le dire, je suis gagné par l'émotion...
· Il y a presque 13 ans ·valjean
Merci Colette, je le répète mais je le ferai...je dévorerai le livre tout entier!
· Il y a presque 13 ans ·ysabelle
Bravo c très intense ! J'ai un papa super et je n'imagine pas autre chose .. Ça me touche ..
· Il y a presque 13 ans ·mamzelle-vivi
En a-t-on jamais fini de cette quête? Père absent, trop présent, idéalisé, haï ( voir La lettre au père de Kafka )celui qui donne un nom dont on veut trop vite se défaire ou au contraire que l'on garde trop longtemps; père rival, père indifférent, père coupable, forcément coupable aurait dit Duras. Et nous, leurs filles, victimes, forcément victimes. Il paraît que certaines ne le sont pas.
· Il y a presque 13 ans ·Mireille Roques
cet hommage au^père absent est très beau,, plein d'images touchantes et troublantes, mais la vieillesse est une étape normale de le vis, j'ai perdu mon vieux il y a quelques mois et cette lettre malgré une situation opposée me va droit au coeur, merci
· Il y a presque 13 ans ·franek
bien au-delà de l'émotion, c'est au reflet que ce texte emporte...maladresse d'un commentaire sans doute, mais plus profond qu'il n'y paraît, "l'antre racines au coeur".
· Il y a presque 13 ans ·Merci Colette...
sally-helliot
touchant! trés touchant! ... et c'est la TOUT (tout est la)!
· Il y a presque 13 ans ·nonada
Grand coup de coeur pour moi, ta lettre m'a beaucoup touché. Merci Colette, c'est poignant et ça donne envie de partager plus...Merci beaucoup ! Amicalement,
· Il y a presque 13 ans ·Antoine
almodovaro
Je l'avais lu, Colette. Pourquoi l'homme se croit-il obligé de jouer un rôle à l'opposé de ce qu'il est foncièrement ?
· Il y a presque 13 ans ·Ce texte pose de nombreuses questions.
carmen-p
une baguette magique pour effacer ta révoltante vieillesse... un nouveau départ mais le temps ne revient pas , le temps passé ouvre le temps du futur, celui de la réflexion, et, là il faut éviter les regrets car ils n'apportent rien , rien que de la peine... Pawel.
· Il y a environ 13 ans ·Pawel Reklewski
Très émouvant...bravo, Colette!!!
· Il y a environ 13 ans ·Pascal Germanaud
Un bel ouvrage, merci.
· Il y a environ 13 ans ·jb0
Lettre à un père longtemps absent, douloureuse et tachée de larmes. Magnifique et bouleversant.
· Il y a environ 13 ans ·Yvette Dujardin
Magnifique texte, une émotion et une poèsie à couper le souffle ! Grand coup de coeur !
· Il y a environ 13 ans ·Edwige Devillebichot
Belle écriture et ça doit être du vécu
· Il y a environ 13 ans ·arthur-roubignolle