Retrouver Maureen

patrick-montoulieu

Dans la ferme des Mac Pherson, non loin de Spencerville (Oklahoma).


Je m'étais installé sur le rocking-chair du grand-père, près de la cheminée. On parlait beaucoup de plombiers et du Président Nixon à la télévision, je ne comprenais pas tout bien sûr. Je comprenais surtout que Maureen me prenait sur ses genoux et me caressait longuement avec cette infinie tendresse remplie de la lucide compassion de celle qui ne se faisait plus beaucoup d'illusions sur mon triste sort. Elle tentait par tous les moyens, et avec succès je dois le dire, de me faire oublier les souffrances de la maladie et m'accompagnait en douceur vers cet autre monde dont personne de mon entourage n'était encore jamais revenu.

Grâce à son attention câline de chaque instant, j'étais si riche, si rempli de tendresse et d'amour, que j'avais fait le serment solennel devant l'affiche de Thomas O'Malley en personne - cette vieille pop-star irlandaise qui me surveillait au-dessus du lit de la chambre - je m'étais juré à ne jamais, jamais au grand jamais, quitter une maîtresse si aimante et si attentionnée à mon égard. Puis je me suis caché sous le lit pour attendre mon tour.

C'est alors que quelques bribes d'une conversation lointaine me revenaient en mémoire. Maureen prétendait que certains animaux pouvaient dans quelques cas vivre jusqu'à sept existences. Cette affirmation saugrenue, à mes yeux totalement invérifiable, était bel et bien confirmée par le hochement de tête du bon Docteur Phillips qui jouait au poker avec les hommes de la maison. Ah ! Seulement voilà ! Plus aucun doute n'était permis désormais ! Car si le bon vieux Docteur Phillips approuvait, ne serait-ce que par un simple hochement de tête, fut-il involontaire d'ailleurs, ce devait être une certitude parfaitement indiscutable, tant sa longue barbe blanche et ses bretelles imposaient la sagesse, le savoir, la science, la vérité et l'autorité. Depuis lors, évoluant dans un entourage si intimement convaincu de cette quasi immortalité, je ne me suis plus beaucoup inquiété sur mon avenir et je me laissais glisser paisiblement vers l'autre rive en étirant les secondes si atrocement voluptueuses de cet instant singulier.

Les grands yeux bleus de Maureen étaient brillants et humides. Ils fixaient la bibliothèque du salon, comme si elle eut voulu chercher une réponse, un signe, un appui, une aide. Pensait-elle à ses longues heures de lecture à l'ombre du vieux cèdre l'été ou près de la cheminée lorsque le vent d'hiver faisait cogner la porte disjointe de l'écurie ? Se souvenait-elle de ces instants délicieux lorsque qu'elle me relisait à voix haute un passage de son livre qu'elle trouvait si beau, si bien écrit, qu'elle voulait aussitôt m'en faire profiter ? Effectivement, j'en profitais. Je levais alors des yeux complices et l'approuvais négligemment en ronronnant de plus belle pour que reprennent ses tendres caresses machinales. Oui, Maureen devait penser à tout cela et à tant d'autres moments de notre si douce complicité, c'est fort probable. Puis, elle se leva brusquement, essuya discrètement une larme qui lui échappait et maugréa entre ses dents un affectueux reproche en mimant du mieux qu'elle put une de ces fausses colères, gesticulant comme une possédée pour tenter de faire disparaître cette insupportable fumée de cigarette bien coupable tout à coup. C'était la première fois que je l'entendais fulminer après la fumée de cigarette. Je bredouillais quelques miaulements idiots pour lui communiquer ma totale adhésion et une bien piteuse solidarité. Malgré une apparente sérénité, je demeurais terriblement angoissé à l'idée de partir cette nuit. Je n'avais rien préparé, absolument rien. Par ailleurs, j'ignorais totalement le nombre de vies qu'il me restait au compteur. Et puis, comment réapparaîtrais-je en ce bas monde, sous quelle forme, dans quel habit ? Dans quelle famille atterrirais-je ? Et si j'en étais à ma septième et dernière vie, comment le saurais-je ? Ah, ça oui, j'aurais bien aimé l'interroger, moi, ce bon Docteur Phillips. Je le soupçonnais si souvent de profiter de l'ignorance de son entourage pour asseoir sa science et ses stupides certitudes. Il était évident que je souhaitais ardemment renouveler mon contrat, même pour une durée déterminée. J'étais bien dans cette maison. J'étais logé, nourri, soigné, aimé. Je me suis fait une belle expérience de quatorze années comme Chat dans la grande ferme des Mac Pherson, ici même à Spencerville et c'était indiscutablement ce job de Chat de ferme que je maîtrisais le mieux. Hélas, entraîné par le confort de l'habitude, je n'avais pas voulu me former à d'autres emplois mais de toutes façons, il était beaucoup trop tard pour le déplorer.

Il faut reconnaître que mon bagage intellectuel était bien mince. Je n'avais qu'un misérable diplôme de l'Ecole des Gouttières. Je regrettais parfois de ne pas avoir poussé mon talent jusqu'à faire l'ENA, la si prestigieuse Ecole Nationale des Aristochats. Cela ne m'aurait pas servi à recevoir plus d'amour, ça non, mais probablement aurais-je reçu plus de reconnaissance, davantage de prestige, de respect, surtout de la part de tous ces Chats-Loups mal peignés qui me regardaient de travers derrière leurs poubelles nauséabondes dès que j'obtenais ne serait-ce qu'un pitoyable succès. Il n'empêche, aujourd'hui, à l'heure du grand saut, je songeais avec cette inutile angoisse transmise par les hommes, que je pourrais beaucoup plus facilement pousser les portes de ma nouvelle vie avec un diplôme de l'ENA tatoué dans l'oreille, car les places étaient de plus en plus rares et jamais dans notre pays, la mortalité féline n'avait atteint un tel niveau. Il ne restait que des vies de misères à se partager. Même avec de belles recommandations, un Chat de noble race n'était pas plus certain qu'un autre d'obtenir une belle maison. 

De son côté, Maureen était dévastée à l'idée de me laisser dans cet état stupide de longues et inutiles souffrances. Mes parents m'avaient toujours enseigné d'afficher la plus grande dignité en toutes circonstances, allant même jusqu'à cacher cette pudeur obligatoire qu'il convient d'adopter dans les épreuves de cette nature. Ils me racontaient si souvent que mes sauvages ancêtres se faisaient dévorer avant la nuit tombée s'ils montraient le plus humble petit soupçon de faiblesse. Je demeurais donc stoïque et discret, plus que de raison car la situation me semblait terriblement préoccupante, tandis que Maureen se faisait un sang d'encre pour prendre la suprême et ultime décision qui abrégerait mes souffrances. Je me savais condamné, Maureen le savait mieux que moi. Elle me prit dans ses bras. Je posais ma tête au creux de son épaule. Je l'entendais sangloter tout bas, éprouvant les pires difficultés à ravaler ses larmes qui coulaient sur mes longs poils blancs. J'étais très essoufflé mais je sentais battre son coeur.

Je quittais dans la nuit la ferme des Mac Pherson. Je quittais l'Oklahoma. Je quittais le monde très discrètement, sans rien changer à mes habitudes, à pas feutrés, emportant avec moi la dernière caresse de Maureen.


Minouche, le 09 mars 2013
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