Tranche de Rue

riatto

«  Vas-y, file moi ton sac j't'ai dit !

J'ai regardé mon sac .
J'ai regardé le type.

L'âge d'être mon fils, à peu de chose près.

Ou si on préfère, l'âge qu'aurait pu avoir le fils que j'aurais eu si je m'y étais vraiment pris de bonne heure. Voilà.

Aucune raison de ne pas obéir, j'ai juste fait :

_ D'acc', en souriant.

Le sac était lourd, le type a été un peu surpris.

Pas si facile de courir avec ce genre de sac sur le dos. On a préféré s'asseoir sur un banc qui passait par là, une chance.

J'ai roulé une cigarette en le regardant du coin d'un œil.
Non pas que je m'inquiétais, j'étais juste curieux, c'est un défaut que j'ai, entre autres.

_ Vazy ! répétait le type en fouillant le sac et en retournant mes livres et mes carnets dans tous les sens.

_ ‘Tin c'est quoi c'délire ! Vazy !

 En silence, je me demandais où le type aurait voulu que j'aille en répétant «  Vas-y ! » à tout bout de champ.

Après une minute il a lâché le sac qu'a fait « plop » au pied du banc.

_ Sa mère, je vais bader ma parole…

J'écoutais, attentif aux nuances subtiles que les traits de son visage semblaient donner à un vocabulaire sobrement restreint.

J'ai allumé ma clope en forme de crêpe et j'ai demandé :

_ Qu'est-ce qui se passe ?

Là le type m'a pas regardé. Il a poussé du pied le sac vers moi et il a pensé tout haut, l'air triste :

_ Nan mais p'tain… Je sais pas c'est quoi que j'vais faire putain !...

 J'ai rattrapé mon sac et j'ai demandé :

_ Qu'est-ce qui t'arrive ?

Le type a soufflé, vraiment abattu et puis il a craché gentiment à mes pieds :

_ Nan mais t'sais, moi je voulais choper l'iPad quoi ! C'est pas contre toi t'as vu !

J'ai regardé à droite, à gauche, mais je voyais rien. Rien que le boulevard, les platanes, avec ici et là quelques pigeons perchés dedans.

_ Y'a que dalle là-dedans, a repris le type… Même pas un pauvre téléphone, rien à taper ! ‘Tin chuis en bad', lâche l'affaire…

Je rangeais tout ce que le type avait mis en vrac. Trois carnets, une demi-douzaine de livres en tous genres. Buzzati, Poe, Bukowski.
Et là, d'un coup, en tripotant mes livres, une vieille soif m'est revenue, si bien que :

_ Tu veux pas boire un coup plutôt ?

Le type a marqué une pause et s'est mis à me regarder avec un vrai drôle d'air.

_ Hein ? qu'il a fait.

J'y pouvais rien. La seule tronche froissée de Bukowski avait suffi à me sécher la gorge. J'avais soif ! Et dans ces cas-là, boire un coup est encore la solution que je préfère.

_ ‘Tin c'est pas vrai sa mère ! a fait le type,

l'aut' pédé qui me branche comme une vieille pédale en plus, j'hallucine !

Sans forcément saisir les nuances, je comprenais l'essentiel.

Le type n'avait pas soif.

Mais moi, oui !

_ Vas-y hey ! Tu sais j'parie c'est quoi qu'tu fais toi ? T'es prof au bahut ou un truc du genre non, c'est ça ? Une espèce de pédale d'intello nan, c'est ça ?

A ce moment, comme j'ai senti qu'on sympathisait vraiment, j'ai décidé de me retenir, pour la soif. J'ai choisi de rester un peu à l'écouter. Ça sert à ça les amis.

_ Putain, putain, putain… J'te jure j'vais bader là… Vas-y… Je tombe sur une espèce de gros dèpe avec des vieux livres dans son sac t'as vu !

J'ai regardé discrètement à gauche à droite. Hop. Toujours rien, nulle part.

Et puis je l'ai écouté un moment continuer sur la même gamme. De temps en temps, une subtile modulation dans la tonalité ou dans le tempo venait faire chanter sa prose.
Mais dans l'ensemble, je peux dire que le thème restait constant.
Et puis finalement, un peu las, j'ai demandé une dernière fois, par politesse :

_ Alors t'es sûr ? T'as pas soif ?

Et là mon nouvel ami s'est un peu énervé :

_ Nan t'es fou lui ! Sur le Coran j'bois pas d'alcool, sa mère ! C'est trop de l'affront t'as vu… J'respecte, c'est bon, j'respecte…

En disant ça, il se tapotait la poitrine avec le poing.
Une fois, deux fois, et encore tout un tas de petits coups rythmés. Sans doute sa façon de me dire au revoir, j'ai pris ça pour de l'affection.

J'ai remis mon sac en bandoulière et je me suis décidé à lui dire Adieu, mais à contre-coeur.
Bien sûr, ça m'ennuyait un peu de le laisser là tout seul, sans iPad ni rien en plus de ça, mais pas le choix. Je me suis fait violence et j'ai repris le boulevard là où je l'avais laissé.

Cette fois j'avais vraiment trop soif.

Sur le Coran !

Signaler ce texte